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jeudi 21 juin 2012

Confessions, mon père - Critique théatrale de l'ouvrage de l'historien Georges Vigarello sur le viol

Georges Vigarello : « Une nouveauté, en revanche, importante, est que les victimes de l’inceste ou de la pédophilie parlent publiquement, transformant leurs témoignages en objets de livres ou de débats, longues confessions inaugurées en France par le texte d’Eva Thomas en 1986 » (Dans son livre Histoire du viol du XVIe au XXe siècle, paru en 1998 aux éditions du Seuil, p272).
("confessions" : souligné par moi).


0) Premier personnage : la voix off.

1) Camper le décor : c'est assez sombre, c'est petit.
Il y a une sorte de siège en bois dedans, et puis une cloison toute en sculpture sur bois, ajourées.

La cloison sépare lui de elle.

Elle, protestant auprès de l'auteure de ces lignes : "ah, non, pas là ! C'est hors de question ! Je ne parlerai pas dans ce lieu !"
Comment ça ? Un refus de jeu ?
Han, pas bien ...

2) Catch impro, n°1 :





Voix off : "mais c'est juste du bruit,
cessez de troubler le jury".
Ah, pardon, il a pas compris.
Ici, dans la présente fiction, c'est moi qui décide de la déco : voilàààà, un merveilleux bouton sur la machine, avec marqué "volume" dessus. Je tourne le bouton jusqu'à ce qu'il s'affiche "zéro".
Et la voix off est off.
Catch impro : un - zéro.

Donc maintenant que le mic' est libre, revenons au lieu précédent : nous avions dit, c'est assez sombre, c'est petit.

La cloison sépare lui de elle.

"Mon père ?
- Oui ma fille". Ah, ce bon vieux confessionnal.

Paulette, née peu avant la seconde guerre mondiale, violée par un garçon de 20 ans dans la "famille d'accueil" à laquelle ses parents l'avaient confiée durant la guerre, pour qu'elle ne soit pas en danger sous les bombes avec eux, nous en parle.

"Et finalement, ici, la honte et le sentiment d’avoir participé s’avèrent aussi efficaces que des menaces de violence pour faire taire Paulette : la première fois qu’elle en parlera, c’est à 35 ans environ, à une amie, bien qu’elle n’ait jamais oublié les abus dont elle a été victime.

« Paulette-Et puis une autre fois, y’a une petite fille qu’était morte, dans un hameau pas très loin, et, ben on était tous allés, les uns après les autres, alors tu vois, dans un chemin, entre des grandes herbes, et on arrive, et y’avait [inaudible], et ça te donne envie de, de t’évanouir, et tu vois le petit cadavre tout blanc, et il faut t’approcher, et embrasser ce, ce, et, et, et moi je me disais : « c’est bien ce qui va m’arriver hein, parce que, quand on fait des choses comme ça, on va mourir hein. ». Et alors après, pendant des années, je m’endormais les mains croisées, comme ça si je mourais pendant la nuit, j’aurais déjà les mains croisées. »

En effet, Paulette pense en fait avoir participé à commettre un péché mortel.

« Paulette-La sécurité c’était vraiment de me taire. Et puis, dire ça au curé … (silence) … alors, tout le temps je me disais ben, je peux plus aller communier parce que, de toute façon j’ai fait un péché mortel hein [inaudible]. Je me suis pas confessée, puis comme je suis allée me confesser, mais que j’en n’ai pas parlé (…) Ben … c’est encore pire. Alors, je faisais semblant d’aller communier. »

Quant à se confier à son père, rétrospectivement, elle pense que cela aurait été possible, mais

« Paulette-je pense qu’il aurait écouté, mais en même temps qu’il aurait été bien emmerdé, parce que il aurait dit « mais faut le dire à maman », et puis quoi ? Et alors ELLE, je pense que y’aurait, c’aurait été du genre il faut aller à l’église, et puis il faut parler aux sœurs, et puis il faut, tu vois, de me donner des bons conseils, de me faire faire des prières, de, c’aurait été de la bondieuserie à n’en plus finir. (…) Je pense pas que c’aurait été une aide pour moi. Je pense que j’avais, par instinct, fait ce qu’il fallait, c’est à dire la fermer. »

(cité dans Perrin, 2008, manuscrit inédit perdu sur les obscurs rayonnages d'une BU de banlieue, p42, et visible sur internet depuis 2011).

Tiens, la voix off revient à la charge : "Vous avez un sacré courage, mais ... ça ne sert à rien, tout ce que vous faites : le jury a terminé ses délibérations, vous avez fait ça pour rien".

Allez, tourne, tourne le bouton : la voix off qui me dit "t'es game over", j'la mets off.

Mais la voix off revient encore à la charge, et ajoute ce qu'elle n'a pas dit ce jour là : "cessez ces mails ! On ne parle pas de cette manière avec des directeurs de laboratoire et d'école doctorale ! Non mais vous avez vu votre vocabulaire, vos manières ? "Catch impro" ??? Mais c'est trop populo !".

OK, man.
Cool, on se calme.
On peut monter le son,
Mais on baisse un peu en pression.

Droit de réponse du populo : nous, on kiffe trop, le catch impro, on a décidé que c'était une forme intéressante à essayer pour charmer le jury qu'a pas voulu écouter.

Mais la voix off revient encore plus à la charge : "Charmer qui ? Non mais vous n'y pensez pas ? Sortez, vous troublez le jury ! Sortez, sinon, je l'appelle, la sécurité ! Vous n'êtes même plus étudiante !".
Ah ouais ?
Grâce à qui ?

[Toute ressemblance avec des scènes ou propos réels s'étant déroulés autour/de la part d'un jury arbitrant des candidatures à des financements de doctorats, par exemple début juillet 2010, serait purement fortuite, et surtout, absolument indépendante de la volonté de l'humble auteure des présentes lignes, qui fait partie des folles alliées]

*********



*********
Suite

Catch impro n°2.

La voix off essaie encore de s'imposer, mais je crois qu'on l'entend pas bien. Le signal sonore s'est convertit en bruit : "allo ? Allo ?". Raté.
T'as pas passé les fils du commutateur jusqu'à la Terre.
Reste bien en l'air
Dans les cieux.
A t'prendre pour Dieu.

Donc maintenant que le mic' est libre, revenons au lieu précédent : nous avions dit, c'est assez sombre, c'est petit.

La cloison sépare lui de elle.

"Mon père ?
- Oui ma fille". Ah, ce bon vieux confessionnal.

La voix off revient à la charge : "et pas de refus de jeu, cette fois, hein ! Compris ?".

La parole est à l'enfant héroïque, qui raconte.

En fait, ne raconte pas, mais écrit les phrases que vous pouvez ici lire : parce que c'est interdit de parler, il ne restait qu'à écrire, en fraude, la nuit, pour un jour que l'histoire soit lue. Pas entendue puisque c'est interdit de parler, mais lu ...

La voix off s'est tue, puisqu'ici, on ne parle pas, mais on écrit et on lit.
On lit : l'enfant héroïque écrit

"Quand une prostituée s'enfuit et essaie de parler, son mac la retrouve et la coule dans le béton vivante".
Précision : le ton est celui de la commisération, de la pitié pour cette pauvre prostituée victime du mac.
Cruel sort que celui de cette pauvre prostituée.
Ne fais pas comme elle, mon enfant : ne fuis pas, ne parle pas
On n'est pas chez les nègres marrons, ici
On est chez qui ?

On est chez lui.

Dans le confessionnal, le père lui demande à elle : "qui t'as dit cette phrase ?"
Et l'enfant héroïque de répondre au père : "c'est mon père".
Silence.

Elle est seule dans le confessionnal, le père a déserté. Les oreilles bouchées.
"Qui t'as dit cette phrase ?"
"C'est mon père".
La cloison sépare lui de elle, toujours.

Et ne laisse passer que du bruit.
Transforme ses mots en bruit.

Silence ...

Dans ce silence de mort, les mots s'écrivent sur le papier : il est interdit à l'enfant héroïque de parler, parce que son père lui a dit que "quand une prostituée parle, son mac la coule vivante dans le béton".
Il lui racontait aussi plein d'histoires sur les morts, sur les gens qu'on enterrait vivants sans faire exprès. C'était cool les histoires racontées par "mon père".

Et donc, puisqu'il est interdit à l'enfant héroïque de parler, l'enfant héroïque écrit les phrases qui interdisent de dire qu'il est interdit de dire par ces phrases : "quand une prostituée s'enfuit ou essaie de parler, son mac la retrouve et la coule vivante dans le béton".

J'ajoute : dire qu'en Autriche, lui, il les menaçait de tout faire exploser au gaz. Dire, surtout, que les policiers ont cherché alentours s'il y avait du gaz à faire exploser. Gageons qu'ils n'ont rien trouvé : en tout cas, l'enfant héroïque peut le certifier, à la maison, il n'y avait pas de bétonnière.
Pas besoin : les mots étaient suffisamment clairs.

Mais tiens, voilà la voix off qui revient à la charge : "Ce que vous dites n'intéresse que vous. On s'en fout, mademoiselle. Allez, circulez, sinon j'appelle la sécurité".
La sécurité ? Quelle sécurité ?
Des gens en uniforme arrivent, me prennent pour ce qu'il dit que je suis : une intruse. Le croient lui parce que lui a aussi une sorte d'uniforme, qui le rend légitime à leurs yeux et aux miens. Plus légitime que moi, l'intruse ...

Sauf que ici, on est chez moi, alors je tourne le bouton, et la voix off est vraiment off.
J'ai besoin de silence et de calme, moi, pour vous écrire.
La voix off trouble mon écriture.


Tour eiffel

Lui : il est technicien aux P&T, vous savez, ces gens qui ne cessent de faire la une, là, avec leurs suicides, ces dernières années. Allez savoir pourquoi ce sont uniquement des techniciens, à France Télécom, qui se suicident ...
Mais là, on est bien avant tout ça. On ne sait même pas encore que Michel Bon va passer ici un jour et, tel Attila, faire trépasser toute herbe à 100 km à la ronde autour de ce pauvre commutateur qui n'a rien fait, et auquel je me permets ici de rendre hommage, car sans lui, internet qui me permet de vous écrire n'existerait pas.
Donc spéciale dédicace en passant à tou/te/s les technicien/ne/s de France Télécom qui triment et ont trimé par le passé pour qu'aujourd'hui on puisse communiquer all over the world.
La globalisation, sans le commutateur,
C'est mort.

Mais là, on est bien avant tout ça.
C'est durant les années 1980.

C'est l'année où il y a cette énorme manifestation pour la sécu, alors que Jacques Chirac est premier ministre.
Lui, est syndicaliste convaincu, crâche sur ces "salauds d'patrons", etc.
Lui, emmène l'enfant héroïque dans le train affrêté par son syndicat gratuitement, pour que les gens soient nombreux à cette manifestation (c'est qu'à l'époque, ils se donnaient les moyens, les syndicats).
L'enfant héroïque a alors entre 8 et 10 ans, le même âge à peu près, sans doute, que quand elle entend le sort réservé à ces pauvres prostituées.

Au lieu d'aller à la manifestation, il emmène l'enfant héroïque sur la tour eiffel, et lui explique.
L'architecture flexible, en métal, très chiadée, de Gustave Eiffel. Ses propriétés, pourquoi quand il y a du vent ça bouge tout mais ça ne craint rien, etc, etc, etc.
Puis on monte les étages, et encore les étages, et encore les étages.
On arrive au troisième étage, point culminant de l'édifice, et aussi peut-être, des explications du technicien ès télécom : accoudé à la rembarde, il commente, à propos du grillage qui enferme les gens sur le palier tel une immense cloche "avant, quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient pour se suicider".
Etrange invitation ...

Des années plus tard, comme les phrases ne pouvaient être dites, puisque c'était interdit de dire, l'enfant héroïque est revenue là, avec un témoin.
Mais elle avait marqué seulement, sur le papier, "quand une prostituée s'enfuit ou tente de parler, son mac la retrouve et la coule vivante dans le béton".
Déjà là, le témoin avait réagi en prenant un air interloqué, n'en croyant pas ses yeux : "il te disait ça, ton père ?".
Il me disait ça, mon père : telle fut la réponse.

Au fur et à mesure des étages montés, l'autre phrase prend peu à peu sa vraie place : pourquoi lui qui ne m'offrait jamais rien, ne m'emmenait jamais rien visiter, m'a-t-il offert de venir si haut sur la tour eiffel si loin certes, en profitant à des fins personnelles des trains affrétés par le syndicat pour une manifestation) ?
Pour me dire la phrase, au sommet, conclut l'enfant héroïque.
Alors arrivée au sommet avec le témoin, elle reprend la feuille rose issue je crois d'une salle d'examen de l'université Lyon 2, vers la fin de la première décennie des années 2000, et elle explique : "je crois qu'il manque une phrase".
Et elle ajoute, au stylo, la phrase, qu'elle montre ensuite au témoin :
"avant, quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient pour se suicider".
Le témoin suffoque en lisant.
Nous voilà au troisième et ultime étage, vertigineux, mais pas du vertige physique normal, de la tour eiffel.
Vertigineux du vertige qui fait trace qu'un jour, il y a eu quelque chose de mal, dit ou fait ici, pour l'enfant héroïque.
Las, il est marqué : "interdit de jeter tout objet depuis cet étage".

Moi qui voulais suicider ses mots à la place de me suicider moi, se dit, et dit, l'enfant héroïque devenue adulte.
Ils me l'interdisent ...
L'enfant héroïque et le témoin se regardent. Interdit ? Boh.
Et, j'ajoute : était-il interdit au père de dire ici à sa fille "avant, quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient pour se suicider" ?

A ce moment-là, la voix off, qu'on n'avait pas entendue depuis longtemps, jette un cinglant : "tes pères et mères honoreras".
Ah oui, le Code Civil dans le texte.
Satané texte.
Mais qu'ont-ils donc ainsi contre l'enfant héroïque, les textes ?
On dirait une ligue hostile.

Au troisième étage de la tour eiffel, un jour ensoleillé, de petits confettis roses s'envolent dans le vide, virevoltent, tournent, volent, dans le vide.
Les phrases sont mortes ainsi, suicidées à travers les grillages.
Mais il était interdit de suicider les phrases, et pour punition, l'enfant héroïque a alors une sorte de malaise : le fameux vertige pas physique, pas du au vide, mais au blasphème contre le père. Ca tourne tellement qu'elle manque tomber.
Alors redescendre vite, en catastrophe, pour fuir, pour que ça cesse.

Et la voix off de conclure : "mais on s'en fiche, de tout ça. C'est du bruit : vous troublez le jury !".
Ce à quoi je rétorque : le jury, vous m'avez dit vous même qu'il était fini depuis hier soir, et que j'étais game over dans l'histoire.
Alors comment pourrais-je troubler un jury qui n'existe plus puisqu'il est terminé ?

Et la voix off est encore off ...

1 commentaire:

  1. Je crois que ton texte irait très bien dans une mise en scène, avec les dialogues projetés sur un grand panneau au fond. Comme à l'Opéra où on a maintenant la traduction du livret. Le silence porteur.

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