Georges Vigarello : « Une nouveauté,
en revanche, importante, est que les victimes de l’inceste ou de la
pédophilie parlent publiquement, transformant leurs témoignages en
objets de livres ou de débats, longues confessions inaugurées
en France par le texte d’Eva Thomas en 1986 » (Dans son livre Histoire du viol du XVIe au XXe siècle, paru en 1998 aux éditions du Seuil, p272).
("confessions" : souligné par moi).
0) Premier personnage : la voix off.
1) Camper le décor : c'est assez sombre, c'est petit.
Il y a une sorte de siège en bois dedans, et puis une cloison toute en sculpture sur bois, ajourées.
La cloison sépare lui de elle.
Elle,
protestant auprès de l'auteure de ces lignes : "ah, non, pas là ! C'est
hors de question ! Je ne parlerai pas dans ce lieu !"
Comment ça ? Un refus de jeu ?
Han, pas bien ...
Voix off : "mais c'est juste du bruit,
cessez de troubler le jury".
Ah, pardon, il a pas compris.
Ici, dans la présente fiction, c'est moi qui décide de la déco : voilàààà, un merveilleux bouton sur
la machine, avec marqué "volume" dessus. Je tourne le bouton jusqu'à ce
qu'il s'affiche "zéro".
Et la voix off est off.
Catch impro : un -
zéro.
Donc maintenant que le mic' est libre, revenons au lieu précédent : nous avions dit, c'est assez sombre, c'est petit.
La cloison sépare lui de elle.
"Mon père ?
- Oui ma fille". Ah, ce bon vieux confessionnal.
Paulette,
née peu avant la seconde guerre mondiale, violée par un garçon de 20
ans dans la "famille d'accueil" à laquelle ses parents l'avaient confiée
durant la guerre, pour qu'elle ne soit pas en danger sous les bombes
avec eux, nous en parle.
"Et finalement, ici, la honte et
le sentiment d’avoir participé s’avèrent aussi efficaces que des menaces de
violence pour faire taire Paulette : la première fois qu’elle en parlera,
c’est à 35 ans environ, à une amie, bien qu’elle n’ait jamais oublié les abus
dont elle a été victime.
« Paulette-Et puis une autre fois, y’a une
petite fille qu’était morte, dans un hameau pas très loin, et, ben on était tous
allés, les uns après les autres, alors tu vois, dans un chemin, entre des
grandes herbes, et on arrive, et y’avait [inaudible], et ça te donne envie de,
de t’évanouir, et tu vois le petit cadavre tout blanc, et il faut t’approcher,
et embrasser ce, ce, et, et, et moi je me disais : « c’est bien ce
qui va m’arriver hein, parce que, quand on fait des choses comme ça, on va
mourir hein. ». Et alors après, pendant des années, je m’endormais les
mains croisées, comme ça si je mourais pendant la nuit, j’aurais déjà les mains
croisées. »
En effet, Paulette pense en fait
avoir participé à commettre un péché mortel.
« Paulette-La sécurité c’était vraiment de me
taire. Et puis, dire ça au curé … (silence) … alors, tout le temps je me disais
ben, je peux plus aller communier parce que, de toute façon j’ai fait un péché
mortel hein [inaudible]. Je me suis pas confessée, puis comme je suis allée me
confesser, mais que j’en n’ai pas parlé (…) Ben … c’est encore pire. Alors, je
faisais semblant d’aller communier. »
Quant à se confier à son père,
rétrospectivement, elle pense que cela aurait été possible, mais
« Paulette-je
pense qu’il aurait écouté, mais en même temps qu’il aurait été bien emmerdé,
parce que il aurait dit « mais faut le dire à maman », et puis
quoi ? Et alors ELLE, je pense que y’aurait, c’aurait été du genre il faut
aller à l’église, et puis il faut parler aux sœurs, et puis il faut, tu vois,
de me donner des bons conseils, de me faire faire des prières, de, c’aurait été
de la bondieuserie à n’en plus finir. (…) Je pense pas que c’aurait été une
aide pour moi. Je pense que j’avais, par instinct, fait ce qu’il fallait, c’est
à dire la fermer. »
"
(cité dans Perrin, 2008, manuscrit inédit perdu sur les obscurs rayonnages d'une BU de banlieue, p42, et visible sur internet là depuis 2011).
Tiens,
la voix off revient à la charge : "Vous avez un sacré courage, mais ...
ça ne sert à rien, tout ce que vous faites : le jury a terminé ses
délibérations, vous avez fait ça pour rien".
Allez, tourne, tourne le bouton : la voix off qui me dit "t'es game over", j'la mets off.
Mais
la voix off revient encore à la charge, et ajoute ce qu'elle n'a pas
dit ce jour là : "cessez ces mails ! On ne parle pas de cette manière
avec des directeurs de laboratoire et d'école doctorale ! Non mais vous
avez vu votre vocabulaire, vos manières ? "Catch impro" ??? Mais c'est
trop populo !".
OK, man.
Cool, on se calme.
On peut monter le son,
Mais on baisse un peu en pression.
Droit de réponse du populo : nous, on kiffe trop, le catch impro, on a décidé que c'était une
forme intéressante à essayer pour charmer le jury qu'a pas voulu écouter.
Mais
la voix off revient encore plus à la charge : "Charmer qui ? Non mais
vous n'y pensez pas ? Sortez, vous troublez le jury ! Sortez, sinon, je
l'appelle, la sécurité ! Vous n'êtes même plus étudiante !".
Ah ouais ?
Grâce à qui ?
[Toute ressemblance avec des scènes ou propos réels s'étant déroulés autour/de la part d'un jury arbitrant des candidatures à des financements de doctorats, par exemple début juillet 2010, serait purement fortuite, et surtout, absolument indépendante de la volonté de l'humble auteure des présentes lignes, qui fait partie des folles alliées]
*********
*********
Suite
Catch impro n°2.
La
voix off essaie encore de s'imposer, mais je crois qu'on l'entend pas
bien. Le signal sonore s'est convertit en bruit : "allo ? Allo ?". Raté.
T'as pas passé les fils du
commutateur jusqu'à la Terre.
Reste bien en l'air
Dans les cieux.
A t'prendre pour Dieu.
Donc maintenant que le mic' est libre, revenons au lieu précédent : nous avions dit, c'est assez sombre, c'est petit.
La cloison sépare lui de elle.
"Mon père ?
- Oui ma fille". Ah, ce bon vieux confessionnal.
La voix off revient à la charge : "et pas de refus de jeu, cette fois, hein ! Compris ?".
La parole est à l'enfant héroïque, qui raconte.
En
fait, ne raconte pas, mais écrit les phrases que vous pouvez ici lire :
parce que c'est interdit de parler, il ne restait qu'à écrire, en
fraude, la nuit, pour un jour que l'histoire soit lue. Pas
entendue puisque c'est interdit de parler, mais lu ...
La voix off s'est tue, puisqu'ici, on ne parle pas, mais on écrit et on lit.
On lit : l'enfant héroïque écrit
"Quand une prostituée s'enfuit et essaie de parler, son mac la retrouve et la coule dans le béton vivante".
Précision : le ton est celui de la commisération, de la pitié pour cette pauvre prostituée victime du mac.
Cruel sort que celui de cette pauvre prostituée.
Ne fais pas comme elle, mon enfant : ne fuis pas, ne parle pas
On n'est pas chez les nègres marrons, ici
On est chez qui ?
On est chez lui.
Dans le confessionnal, le père lui demande à elle : "qui t'as dit cette phrase ?"
Et l'enfant héroïque de répondre au père : "c'est mon père".
Silence.
Elle est seule dans le confessionnal, le père a déserté. Les oreilles bouchées.
"Qui t'as dit cette phrase ?"
"C'est mon père".
La cloison sépare lui de
elle, toujours.
Et ne laisse passer que du bruit.
Transforme ses mots en bruit.
Silence ...
Dans
ce silence de mort, les mots s'écrivent sur le papier : il est interdit
à l'enfant héroïque de parler, parce que son père lui a dit que "quand
une prostituée parle, son mac la coule vivante dans le béton".
Il lui
racontait aussi plein d'histoires sur les morts, sur les gens qu'on
enterrait vivants sans faire exprès. C'était cool les histoires
racontées par "mon père".
Et donc, puisqu'il est interdit à
l'enfant héroïque de parler, l'enfant héroïque écrit les phrases qui
interdisent de dire qu'il est interdit de dire par ces phrases : "quand
une prostituée s'enfuit ou essaie de parler, son mac la retrouve et la
coule vivante dans le béton".
J'ajoute : dire qu'en Autriche,
lui, il les menaçait de tout faire exploser au gaz. Dire, surtout, que
les policiers ont cherché alentours s'il y avait du gaz à
faire exploser. Gageons qu'ils n'ont rien trouvé : en tout cas,
l'enfant héroïque peut le certifier, à la maison, il n'y avait pas de
bétonnière.
Pas besoin : les mots étaient suffisamment clairs.
Mais
tiens, voilà la voix off qui revient à la charge : "Ce que vous dites
n'intéresse que vous. On s'en fout, mademoiselle. Allez, circulez, sinon
j'appelle la sécurité".
La sécurité ? Quelle sécurité ?
Des gens
en uniforme arrivent, me prennent pour ce qu'il dit que je suis : une
intruse. Le croient lui parce que lui a aussi une sorte d'uniforme, qui
le rend légitime à leurs yeux et aux miens. Plus légitime que moi,
l'intruse ...
Sauf que ici, on est chez moi, alors je tourne le bouton, et la voix off est vraiment off.
J'ai besoin de silence et de calme, moi, pour vous écrire.
La voix off trouble mon écriture.
Tour eiffel
Lui
: il est technicien aux
P&T, vous savez, ces gens qui ne cessent de faire la une, là, avec
leurs suicides, ces dernières années. Allez savoir pourquoi ce sont
uniquement des techniciens, à France Télécom, qui se suicident ...
Mais
là, on est bien avant tout ça. On ne sait même pas encore que Michel
Bon va passer ici un jour et, tel Attila, faire trépasser toute herbe à
100 km à la ronde autour de ce pauvre commutateur qui n'a rien fait, et
auquel je me permets ici de rendre hommage, car sans lui, internet qui
me permet de vous écrire n'existerait pas.
Donc spéciale dédicace en
passant à tou/te/s les technicien/ne/s de France Télécom qui triment et
ont trimé par le passé pour qu'aujourd'hui on puisse communiquer all
over the world.
La globalisation, sans le commutateur,
C'est mort.
Mais là, on est bien avant tout ça.
C'est durant les années 1980.
C'est l'année où il y a cette énorme manifestation pour la sécu, alors
que Jacques Chirac est premier ministre.
Lui, est syndicaliste convaincu, crâche sur ces "salauds d'patrons", etc.
Lui,
emmène l'enfant héroïque dans le train affrêté par son syndicat
gratuitement, pour que les gens soient nombreux à cette manifestation
(c'est qu'à l'époque, ils se donnaient les moyens, les syndicats).
L'enfant
héroïque a alors entre 8 et 10 ans, le même âge à peu près, sans doute,
que quand elle entend le sort réservé à ces pauvres prostituées.
Au lieu d'aller à la manifestation, il emmène l'enfant héroïque sur la tour eiffel, et lui explique.
L'architecture
flexible, en métal, très chiadée, de Gustave Eiffel. Ses propriétés,
pourquoi quand il y a du vent ça bouge tout mais ça ne craint rien, etc,
etc, etc.
Puis on monte les étages, et encore les étages, et encore les étages.
On
arrive au troisième étage, point culminant de l'édifice, et aussi
peut-être, des explications du
technicien ès télécom : accoudé à la rembarde, il commente, à propos du
grillage qui enferme les gens sur le palier tel une immense cloche
"avant, quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient
pour se suicider".
Etrange invitation ...
Des années plus
tard, comme les phrases ne pouvaient être dites, puisque c'était
interdit de dire, l'enfant héroïque est revenue là, avec un témoin.
Mais
elle avait marqué seulement, sur le papier, "quand une prostituée
s'enfuit ou tente de parler, son mac la retrouve et la coule vivante
dans le béton".
Déjà là, le témoin avait réagi en prenant un air interloqué, n'en croyant pas ses yeux : "il te disait ça, ton père ?".
Il me disait ça, mon père : telle fut la réponse.
Au
fur et à mesure des étages montés, l'autre phrase prend peu à peu sa
vraie place : pourquoi lui qui ne m'offrait jamais rien, ne m'emmenait
jamais rien visiter, m'a-t-il offert de
venir si haut sur la tour eiffel si loin certes, en profitant à des
fins personnelles des trains affrétés par le syndicat pour une
manifestation) ?
Pour me dire la phrase, au sommet, conclut l'enfant héroïque.
Alors
arrivée au sommet avec le témoin, elle reprend la feuille rose issue je
crois d'une salle d'examen de l'université Lyon 2, vers la fin de la
première décennie des années 2000, et elle explique : "je crois qu'il
manque une phrase".
Et elle ajoute, au stylo, la phrase, qu'elle montre ensuite au témoin :
"avant, quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient pour se suicider".
Le témoin suffoque en lisant.
Nous voilà au troisième et ultime étage, vertigineux, mais pas du vertige physique normal, de la tour eiffel.
Vertigineux du vertige qui fait trace qu'un jour, il y a eu quelque chose de mal, dit ou fait ici, pour l'enfant héroïque.
Las, il est marqué : "interdit de jeter tout objet
depuis cet étage".
Moi qui voulais suicider ses mots à la place de me suicider moi, se dit, et dit, l'enfant héroïque devenue adulte.
Ils me l'interdisent ...
L'enfant héroïque et le témoin se regardent. Interdit ? Boh.
Et,
j'ajoute : était-il interdit au père de dire ici à sa fille "avant,
quand il n'y avait pas les grillages, ici, des gens venaient pour se
suicider" ?
A ce moment-là, la voix off, qu'on n'avait pas entendue depuis longtemps, jette un cinglant : "tes pères et mères honoreras".
Ah oui, le Code Civil dans le texte.
Mais qu'ont-ils donc ainsi contre l'enfant héroïque, les textes ?
On dirait une ligue hostile.
Au
troisième étage de la tour eiffel, un jour ensoleillé, de petits
confettis roses s'envolent dans le vide, virevoltent, tournent, volent,
dans le vide.
Les phrases sont mortes ainsi, suicidées à travers les grillages.
Mais
il était interdit de
suicider les phrases, et pour punition, l'enfant héroïque a alors une
sorte de malaise : le fameux vertige pas physique, pas du au vide, mais
au blasphème contre le père. Ca tourne tellement qu'elle manque tomber.
Alors redescendre vite, en catastrophe, pour fuir, pour que ça cesse.
Et la voix off de conclure : "mais on s'en fiche, de tout ça. C'est du bruit : vous troublez le jury !".
Ce
à quoi je rétorque : le jury, vous m'avez dit vous même qu'il était
fini depuis hier soir, et que j'étais game over dans l'histoire.
Alors comment pourrais-je troubler un jury qui n'existe plus puisqu'il est terminé ?
Et la voix off est encore off ...
Je crois que ton texte irait très bien dans une mise en scène, avec les dialogues projetés sur un grand panneau au fond. Comme à l'Opéra où on a maintenant la traduction du livret. Le silence porteur.
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