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jeudi 28 juin 2012
« Les sociologues » et l’hypothèse sociologique de la recherche des « montées d’adrénaline »
Ce mail a été rédigé et envoyé le 6 novembre 2010, suite aux "événements" du 21 octobre 2010 à Lyon : voir le site du collectif du 21 octobrepour d'autres détails.
En solidarité avec ceux et celles qui y étaient, Intro musicale par Keny Arkana, 2011 :
Préambule au courriel ici rendu public :
Convention Européenne des Droits de l’Homme. Article 10, 1er alinéa :
« Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ».
Jurisprudence européenne en lien avec cet article : la liberté d’expression
« vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». » (CEDH, arrêt n°59/1997/843/1049, Hertel c. Suisse, 25.08.1998).
*************************
Et voici donc le courriel du 6 novembre 2010 :
Bonjour,
Aujourd’hui, nous accueillons Lilian Mathieu, Jean-Yves Authier, Isabelle Mallon, Marie Vogel et Yves Grafmeyer, que je vais présenter, comme le veut la coutume, pour bien commencer ce post.
Sur internet, on peut lire que : "Lilian Mathieu est chargé de recherche CNRS au Centre de recherche politique de la Sorbonne (université Paris-I) et membre du Groupe de recherche sur l’activisme altermondialiste (GRAAL). Il travaille principalement sur les processus contestataires et a récemment publié Art et contestation (Presses universitaires de Rennes, 2006, co-dirigé avec Justyne Balasinski), La double peine. Histoire d’une lutte inachevée (La Dispute, 2006), ainsi que Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux (Textuel, 2004)."
Jean-Yves Authier se présentera lui-même fort bien par ici : http://sociologie-urbaine.ens-lyon.fr/spip.php?auteur3
Maintenant que vous avez pu regarder le curriculum résumé de Jean-Yves Authier, passons à Isabelle Mallon.
Je lis : "Ancienne élève de l'ENS Cachan, agrégée de sciences sociales, Isabelle Mallon termine actuellement une thèse de sociologie intitulée " La recréation d'un "chez-soi", par les personnes âgées en maison de retraite " sous la direction de F. De Singly. Agrégée répétitrice à l'Ecole normale supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, elle y est la coordinatrice de la préparation à l'agrégation de sciences sociales. Elle y assure par ailleurs l'animation d'un certain nombre de groupes de travail et d'ateliers d'initiation à la recherche, ainsi que la préparation aux thèmes "Max Weber : religion et société" et "Villes et problèmes urbains" de l'agrégation. " Bon, elle a fini sa thèse, depuis, et même elle a trouvé un poste stable : elle est enseignante-chercheuse titulaire à Lyon 2. Hop.
Comme vous avez commencé à le remarquer, on fait un tour du côté de l'ENS aujourd'hui : Marie Vogel travaille quant à elle sur un thème d'une actualité brûlante : "Diplômée de l'Institut d'études politiques de Grenoble, docteur en science politique, Marie Vogel est l'auteur de Contrôler les prisons. L'Inspection générale des services administratifs et l'administration pénitentiaire 1907-1948 (La Documentation française, 1998). Maître de conférences en sociologie à l'Ecole normale supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, elle y assure l'animation d'un certain nombre de séminaires de recherche et de formation, ainsi que la préparation aux thèmes "Sociologie de l'éducation" de l'agrégation de sciences économiques et sociales." Les prisons. Tiens tiens…
Alors ? Combien de "casseurs" dans les prisons de France et de Navarre depuis octobre 2010 ?
Mais peut-être, avant, quel lien entre tous ces gens ? Eh bien Yves Grafmeyer a été cité dans un journal, comme étant "les sociologues", et y tenait des propos pas très originaux sur "les casseurs" en octobre 2010. A mon initiative, nous avons donc eu un petit échange mail en privé, où Yves Grafmeyer a finalement invité les co-auteur.e.s de son livre "sociologie de Lyon" (la pub ici : http://www.decitre.fr/livres/Sociologie-de-Lyon.aspx/9782707156020), à savoir Marie Vogel, Isabelle Mallon et Jean-Yves Authier.
Au final, peut-être parce qu'on n'est résolument pas d'accord, j'ai décidé, à mon tour, de tou.te.s les inviter ici, et leur souhaite donc bienvenue dans le groupe qu'ils.elles permettent, par leur présence, d'élargir encore.
Mais … et Lilian Mathieu ? Ah oui. Lilian Mathieu. Eh bien on en parle maintenant. Lilian Mathieu fait partie de "Les sociologues" invité.e.s par les journalistes à nous parler des "casseurs", et, tout comme Yves Grafmeyer, il s'est prêté au jeu. Mais en nous procurant plus qu'une simple phrase, et c'est cela qui m'intéresse : Lilian Mathieu nous fournit un véritable corpus d'un certain discours de "Les sociologues", existant et bien consistant, en octobre 2010, sur "les casseurs". Un corpus, il est possible d'en parler de façon également plus approfondie et (contre-) argumentée.
[précision : depuis la rédaction de ce post, Lilian Mathieu m'a précisé que ses propos ont été déformés et largement transformés par les journalistes concernés, ce qui est en soi un fait pas anodin et questionne, cette fois, le journalisme.Quant à Yves Grafmeyer, interpelé, quelques mois plus tard, lors d'une conférence débat à la bibliothèque de la Part Dieu, il a répondu - si j'ai bien compris sa réponse au type du public qui l'interpellait ainsi - que le sociologue ne pouvait prendre position en tant que sociologue "à chaud", que c'était un non sens, et donc que dans ce cas-là, c'était simplement la personne, en tant qu'individu et non en tant que scientifique, qui exprimait une opinion].
Bienvenue, donc.
Et maintenant, passons à vos propos. D’abord l’article entier, puis, après la ligne d’étoiles en contrebas, pour les gens plus pressés, vos propos sortis de l’article.
"A Lyon, la place Bellecour entre apaisement et amertume
LEMONDE.FR | 28.10.10 | 07h40 • Mis à jour le 28.10.10 | 09h44
Affrontements entre policiers et manifestants, place Bellecour à Lyon, le 19 octobre 2010.REUTERS/ROBERT PRATTA
Le calme semble être revenu sur la place Bellecour à Lyon, mercredi 27 octobre. Pourtant, les traces des violences qui ont éclaté dans le centre-ville ces dix derniers jours, en marge des manifestations contre la réforme des retraites, sont toujours visibles : vitrines de magasins endommagées, fourgons de CRS stationnés aux abords de la place et patrouilles mobiles évoluant sur la Presqu'île. Dans les rues, les conversations tournent encore autour des émeutes.
"Aujourd'hui, la tension est retombée. Mais les débordements ont donné une mauvaise image de Lyon", déplorent Jean-Michel et Marie-Noëlle, tous deux retraités. "Il y a eu trop de casse, ça me rend fou", renchérit Quentin, un étudiant de 22 ans, qui montre à une amie les accès au pont de la Guillotière que les CRS avaient bloqués, le 20 octobre, encerclant une centaine de jeunes en colère, l'entrée de la rue Edouard-Herriot, où une camionnette a brûlé, ou encore la rue Victor-Hugo, théâtre de nombreuses scènes de casses et de pillages. Au total, selon les derniers chiffres de la préfecture, 101 commerces et autant de voitures ont été dégradés, occasionnant 700 000 euros de dégâts.
"IL N'Y A PAS DE SPÉCIFICITÉ LYONNAISE"
"Dix jours de guérilla urbaine, on n'a jamais vu ça", tempête la gérante d'un magasin d'habillement de la rue Victor-Hugo. Deux des vitres de son établissement sont encore fracturées, mais elle ne voulait pas les faire réparer avant la mobilisation de jeudi, "au cas où".
Elle refuse de baisser les grilles, pour "ne pas abdiquer devant des gamins de 13 ou 14 ans". Non loin, à la boutique Collector Shoes, passée la frayeur, c'est l'amertume qui règne. "Le 19 octobre, une cinquantaine de jeunes ont fracassé la vitrine et volé près de 200 paires de chaussures. Ils ont aussi pillé la réserve", raconte, révolté, le gérant, qui a filmé la scène, réfugié dans un magasin voisin.
Jeudi, lui non plus ne fermera pas son commerce : "On doit travailler car on a suffisamment perdu d'argent avec les dégâts. Et les clients sont moins nombreux avec les cordons de CRS postés à l'entrée de la rue."Chez Micromania, où la gérante a repoussé avec ses poings les assauts de casseurs voulant dérober des jeux et du matériel informatique, les vendeurs appréhendent les manifestations de jeudi, malgré les nouvelles grilles installées en urgence la semaine dernière.
Au-delà de la colère, c'est l'étonnement qui prévaut chez les commerçants et les riverains. Aucune raison sociologique, géographique ou historique n'explique la violence et la répétition des récents débordements, dans une ville réputée pour son caractère paisible. "Il n'y a aucune spécificité lyonnaise : ces dérapages, qui tiennent souvent à peu de choses, auraient pu se produire dans n'importe quelle autre ville, assure Lilian Mathieu, sociologue à l'Ecole normale supérieure de Lyon et spécialiste des mouvements sociaux. Ces émeutes sont le fait de jeunes, de casseurs des banlieues, mais aussi de lycéens du centre-ville qui expérimentaient leurs premières mobilisations." On compte ainsi 70 % de mineurs parmi les 317 personnes interpellées par la police depuis le samedi 16 octobre.
"RENDEZ-VOUS AVEC LES POTES ET LA POLICE"
Si la place Bellecour n'était jusqu'à présent qu'un lieu traditionnel de convergence des manifestations en raison de sa taille et de sa localisation centrale, elle se transforme aujourd'hui en symbole de l'expression d'une certaine jeunesse qui n'hésite pas à en découdre avec les forces de l'ordre pour affirmer son ras-le-bol, et ressentir quelques frissons.
"Depuis le mois de septembre, elle est le lieu de rassemblement de groupes de jeunes qui ont pris pour habitude d'y retrouver leurs amis, de participer ensemble aux actions politiques et de s'assurer des montées d'adrénaline. Bellecour, c'est le rendez-vous avec les potes et avec la police, décrypte Lilian Mathieu. Organiser une nouvelle manifestation à cet endroit peut inciter certains à reproduire des débordements.""Avec les lycéens en vacances, les manifestations de jeudi devraient se dérouler calmement", relativise toutefois le sociologue.
Même opinion du côté de la préfecture, qui "ne craint pas de débordements". L'encadrement sera malgré tout "sérieux", avec plusieurs unités de policiers et gendarmes déployées le long du cortège et quadrillant la Presqu'île. "Si des voyous continuent à agir comme la semaine passée, les instructions sont claires : il y aura un maximum d'interpellations, menace le préfet du Rhône, Jacques Gérault. Je ne vais pas demander aux forces de l'ordre de rester stoïques et de recevoir des cailloux."
Jeudi, les cortèges partiront de la place Ambroise Courtois, à 10 h 30, pour rejoindre la place Bellecour vers midi."
Avant les citations de Lilian Mathieu, je me permets de relever ce passage de l’article :
« "Il y a eu trop de casse, ça me rend fou", renchérit Quentin, un étudiant de 22 ans, qui montre à une amie les accès au pont de la Guillotière que les CRS avaient bloqués, le 20 octobre, encerclant une centaine de jeunes en colère ».
Le 20 octobre au soir, avec des camarades, nous allions rédiger un communiqué sur les événements du jour, et j’avais en poche la liste de tous les mails de lycéen.ne.s recueillis à l’AG impromptue tenue à la Bourse du travail. Passant par la Guillotière, nous avons du changer illico nos projets : « heu … personne parmi nous n’habite AVANT ce cordon de CRS ? ». On tourne, on entre dans une allée, puis dans un appartement … en sécurité. Pendant que dehors, c’est la chasse aux manifestant.e.s, nous voilà ainsi à l’abri. Avec le bruit incessant de l’hélico de la gendarmerie en arrière fond, je comprends d’un coup l’opposition entre « la casa » (la maison, lieu de la sécurité) et « la rua » (la rue, le dehors, lieu de la violence, en gros) au Brésil par exemple (pays où la police est victime du « syndrome de la gachette facile »).
Pour moi, d’habitude, c’est le dehors, qui est la sécurité, et la maison, l’insécurité …
Avant d’arriver là, nous avons été au rassemblement devant le tribunal, en soutien aux inculpé.e.s des jours passés. Rassemblement qui a du être écourté devant le caractère menaçant du dispositif policier : déplacé jusqu’à la place guichard, puis asile dans la bourse du travail, située là, et où va alors pouvoir se réunir la première AG avec des lycéen.ne.s depuis le début du mouvement.
En sortant de l’AG, les personnes que je connais sont contentes, me disent-elles, car « on a réussi à partir pile à temps, et du coup il n’y a pas eu d’arrestations. Une demi-heure plus tard, franchement, c’aurait été trop tard ».
Pourtant, personne n’avait rien fait de mal dans ce rassemblement.
A l’entrée de la bourse du travail, le gardien m’interpelle tout à coup, cependant que je pousse des groupes de jeunes manifestant.e.s à rentrer (ils.elles n’osent pas, certain.e.s croient que ce « n’est pas pour eux, ici »).
Il me montre l’alarme incendie, qu’il est en train de réparer, et m’explique, ulcéré : « ils ont cassé ! S’ils cassent encore, moi, je suis obligé de faire évacuer la Bourse, vous comprenez ?! ». Je ne comprends pas, je ne pensais pas qu’il faudrait surveiller, qu’il pouvait y avoir du manque de respect comme cela … il me répond : « oui bon, si vous les encadrez, ça va, mais encadrez-les parce qu’il faut pas qu’ils cassent encore ». Il replace alors un cadre métallique avec une vitre neuve pour remplacer celui avec la vitre cassée, sur le bouton pour actionner l’alarme incendie. Et, simplement en le plaçant, bing, la vitre se brise. Comme il n’a plus d’autre cadre de rechange, il finit de poser celui-là, en pestant à propos de sa vitre. Je me permets alors de lui envoyer un, statégique et compatissant : « pfff … elles sont vraiment pas solides, ces vitres, en fait ». Il m’explique que c’est fait pour pouvoir être brisé facilement, puisque c’est une vitre d’alarme incendie. Je surenchéris : « ouais, c’est fragile, quoi … ». Et je pense : si ça se trouve, quelqu’un s’est appuyé dessus sans faire exprès …
Ayant cassé lui-même sa vitre, le gardien s’est calmé.
Plus loin, et un peu plus tard, à l’étage où se tient l’AG, je me retrouve à discuter dans le couloir avec une personne de ma confédération syndicale, la CGT. Dialogue de sourdes : elle m’explique, sans m’écouter, et tout en me reprochant de ne pas l’écouter, que « la bourse du travail est un lieu public, la police peut y intervenir, c’est déjà arrivé ». Forcément, je lui rétorque : « ah ouais ? A Lyon c’est arrivé, ça, un jour ? Même pendant le mouvement des chômeurs.euses, où il aurait pu y avoir de vraies raisons à des moments, ça n’a jamais été fait ! Alors c’est arrivé quand ? ». A moins que des événements graves soient survenus entre 2004 et fin 2006, période où je ne résidais plus à Lyon, je peux certifier que la police n’a jamais expulsé personne de la bourse du travail, et n’y a jamais mis les pieds.
Au bout de cinq minutes et à force de nous dire l’une l’autre : « mais vous ne m’écoutez pas », on finit toutefois par arriver à se parler en se regardant, une interlocution commence peu à peu. En fait, ce qu’elle voulait me dire, c’est que la bourse du travail il ne faut pas y rester plus que le temps d’une AG, car il y a une heure de fermeture, le soir, et que là la police pourrait être appelée car la bourse du travail appartient à la mairie de Lyon. Je la rassure en lui expliquant que je ne pense pas qu’on ait envie de dormir ici … Quand donc la police est-elle entrée dans la bourse du travail, alors ?
« C’est arrivé une fois, pour en évacuer les sans papiers », m’explique-t-elle. Je reste dubitative, et, après coup, apeurée : la seule bourse du travail qui ait évacué des sans papiers en France, à ma connaissance, est celle de Paris. Et ce n’était pas la police, l’acteur principal, mais toute une frange de la CGT, il ne faut pas l’oublier. [C'était fin juin 2009. Vidéo du lendemain, ici - comme l'ombre d'un divorce, d'une défiance, voire d'une colère. Comment ne pas la comprendre ? En tant que syndicaliste CGT, je la partage et j'ai honte de ce qui s'est fait là, à l'initiative de mes propres camarades.
Ceci suscita d'ailleurs, à l'époque, débat dans la CGT même : ici, les explications de l'UD Paris, auteure de cette expulsion, sur ses raisons, et plusieurs réactions qui la contestent, via le site de l'URSEN CGT Picardie.Retour en octobre 2010...]
En effet, finalement, peut-être ces jeunes qui n’osaient pas entrer dans le lieu d’asile et d’accueil de tou.te.s les travailleurs.euses (et futur.e.s travailleurs.euses) en croyant que « ce n’est pas pour nous », avaient peut-être raison… Mais revenons à Lyon.
L’AG vote la tenue d’une manif le lendemain, jeudi 21 octobre, départ place bellecour, avec appel aux syndicats de salarié.e.s pour renforcer afin d’éviter les problèmes de violences, notamment policières.
Un comité est mandaté pour organiser tout ça, rédiger un communiqué, créer une liste mail…
Il se réunit au bar sur la place Guichard, juste après.
Mais voilà. Après un petit quart d’heure tranquille de réunion au bar, un cortège lycéen passe au loin, avec un drapeau des JC (jeunesses communistes) ou de l’UEC (union des étudiants communistes).
On commence, là, à comprendre que la place bellecour, où des manifestations continuaient pendant le rassemblement devant le tribunal puis l’AG bourse du travail, a bougé de lieu … ce qui se confirme deux minutes après par les bruits de tirs policiers qu’on entend au loin, autour du cortège.
Puis un groupe de lycéen.ne.s en survêt’ et baskets passe, en trottinant, autour de notre table.
Le cortège au drapeau est maintenant sur la place, on voit apparaître, autour, des CRS ou gendarmes mobiles, bref, des fantassins en armure. Je commence à flipper. Et puis juste après, trottinant également, un gros groupe d’hommes en jeans, avec une longue matraque en main, et la tête bien casquée, passe à son tour tout autour de notre table. Je blêmis, puis réalise que le mieux c’est de ne surtout pas bouger de ma chaise … jouons les passant.e.s qui boivent un coup.
A une ou deux rues d’intervalle, on entend des « pan ! ». Pas envie d’être prise au milieu de tout ça … oula. Comme on est tou.te.s un peu dans ce cas-là, on achève au plus vite la réunion, et nos verres.
C’est ainsi qu’on se retrouve, pour une partie du groupe, nez à nez avec le cordon de CRS de la guillotière, après dix minutes de marche, cordon que nous évitons également.
C’est le lendemain que nous apprendrons les événements du pont de la guillotière, qui s’avéreront être un sinistre prélude à ceux du lendemain, jeudi 21 octobre, place bellecour : sur le pont, le 20 octobre au soir, 200 manifestant.e.s sont coincé.e.s par les CRS. Un cordon de CRS de chaque côté du pont… ça a duré un peu, histoire peut-être de faire durer le plaisir (des flics...). Quelques jeunes ont préféré tenter de fuir en sautant du pont… c’est haut, quand même. Puis il y a eu filtrage et contrôles pour la sortie du pont.
Et voilà, tout ce qu’on lit dans l’article du monde à propos de cette première souricière :
« "Il y a eu trop de casse, ça me rend fou", renchérit Quentin, un étudiant de 22 ans, qui montre à une amie les accès au pont de la Guillotière que les CRS avaient bloqués, le 20 octobre, encerclant une centaine de jeunes en colère ».
A la guillotière et place guichard, ce jour-là, il n’y a pourtant pas eu de casse, mais des cortèges et des groupes de lycéen.ne.s manifestant. Le propos, tel qu’il est rédigé dans l’article, banalise complètement ce qui s’est passé sur le pont de la guillotière, en plus d’associer, inéluctablement, le mot « casse » aux manifestations lycéennes non déclarées en préfecture. De la casse, il y en a eu, oui. Mais pas ce jour là dans ces cortèges là.
Passons au propos de Lilian Mathieu, tel qu’il nous est cité par cet illustre journal qu’est habituellement le monde.
« "Il n'y a aucune spécificité lyonnaise : ces dérapages, qui tiennent souvent à peu de choses, auraient pu se produire dans n'importe quelle autre ville, assure Lilian Mathieu, sociologue à l'Ecole normale supérieure de Lyon et spécialiste des mouvements sociaux. Ces émeutes sont le fait de jeunes, de casseurs des banlieues, mais aussi de lycéens du centre-ville qui expérimentaient leurs premières mobilisations." On compte ainsi 70 % de mineurs parmi les 317 personnes interpellées par la police depuis le samedi 16 octobre. »
Monsieur Mathieu, si vos propos n’ont pas été déformés, je les trouve graves. Comment pouvez-vous parler de « casseurs des banlieues » et de « lycéen.ne.s du centre ville » ?
Est-ce à dire que les adolescent.e.s en look survèt’ et baskets ne sont pas au lycée, encore moins au lycée professionnel ? Est-ce à dire que casseurs = banlieue, ou l’inverse, banlieue = casseurs ? Et centre ville = lycéen.ne.s mobilisé.e.s ?
Monsieur Mathieu, quelles enquêtes sociologiques vous permettent d’affirmer ce que vous semblez affirmer ici ? Je serais intéressée à savoir, en effet, quels sont vos travaux scientifiques qui vous ont fait arriver à ces conclusions, qui, de loin, et ignarde que je suis, me semblent si grossières et stigmatisantes pour une frange de la jeunesse qui l’est déjà bien assez, stigmatisée.
Car c’est bien le sociologue, le scientifique, qui était interviewé pour le monde ?
Qui plus est, spécialiste des mouvements sociaux (ce que je ne suis pas, du moins pas à titre scientifique – j’y participe souvent, mais je ne les étudie pas sociologiquement de manière rigoureuse et structurée).
Le journaliste est quant à lui remarquable : on passe de vos quasi-équations à une chose qui n’a rien à voir « 70% de mineurs parmi les interpellés ». A moins que l’équation réelle, habilement laissée entre les lignes, soit casseurs = banlieues = très jeunes délinquants, souvent mineurs voire âgés de 13-14 ans ?
Quel tissu pathétique de lieux communs stigmatisants et infâmants pour toute une frange des lycéen.ne.s mobilisé.e.s, que cet article.
Mais continuons.
« "RENDEZ-VOUS AVEC LES POTES ET LA POLICE"
Si la place Bellecour n'était jusqu'à présent qu'un lieu traditionnel de convergence des manifestations en raison de sa taille et de sa localisation centrale, elle se transforme aujourd'hui en symbole de l'expression d'une certaine jeunesse qui n'hésite pas à en découdre avec les forces de l'ordre pour affirmer son ras-le-bol, et ressentir quelques frissons. "Depuis le mois de septembre, elle est le lieu de rassemblement de groupes de jeunes qui ont pris pour habitude d'y retrouver leurs amis, de participer ensemble aux actions politiques et de s'assurer des montées d'adrénaline. Bellecour, c'est le rendez-vous avec les potes et avec la police, décrypte Lilian Mathieu. Organiser une nouvelle manifestation à cet endroit peut inciter certains à reproduire des débordements." »
Que le journaliste soit une fois de plus pathétique, amateur de clichés (« expression d’une certaine jeunesse », « qui n’hésite pas à en découdre avec les forces de l’ordre », pour « ressentir quelques frissons »), c’est une chose.
Que vos propos juste après constituent une redite de ces clichés, voire un développement, en est une autre.
Vous m’apprenez des choses que moi-même j’ignorais : fichtre ! Déjà au mois de septembre, des groupes de jeunes y avaient élu domicile car en recherche de « montées d’adrénaline » !
Certes, je n’ai pas beaucoup mis les pieds place bellecour durant le mois de septembre. Enfin, j’y ai mis les pieds deux fois, très exactement : le 7 septembre, et le 23 septembre. Je n’y ai pas remarqué de groupes de jeunes en recherche de montée d’adrénaline, mais il est possible que je n’aie pas tout remarqué, et, certainement, le regard affuté du sociologue spécialiste des mouvements sociaux que vous êtes, est plus précis, ici, que ce que j’ai pu remarquer ou non place bellecour durant ce mois-là.
De mon côté, j’avais juste remarqué la présence d’un petit cortège étudiant dans les deux manifs de ce mois de septembre, et puis un cortège « universités en luttes » avec des personnels des universités lyonnaises dedans, le 7 septembre.
Mais le 23 septembre, soit j’ai loupé le cortège des personnels universitaires en lutte, soit ils.elles n’avaient plus envie de la montée d’adrénaline puis de la merguez à 3 euros place bellecour pour bien finir la manif … bref, le cortège en question avait disparu, semble-t-il.
Mais revenons à votre propos sociologique : en somme, vous émettez l’hypothèse selon laquelle si les jeunes manifestant.e.s reviennent obstinément place bellecour, c’est par amour des montées d’adrénaline produites par leurs rencontres récurrentes, en ce lieu, avec la police ?
Mouais. Faudrait en parler avec les 200 qui étaient sur le pont de la guillotière, ça ferait un bon terrain pour vérifier la validité de cette hypothèse…Ou, mieux encore, avec les 600 lycéen.ne.s séquestré.e.s et violenté.e.s durant 5 heures le lendemain, par la police, sur cette même place bellecour.
Vous avez, néanmoins, probablement raison sur un point : la place bellecour est un symbole fort, traditionnellement, lors des mobilisations de lycéen.ne.s.
Elle l’était déjà en 1994, alors que j’étais moi-même lycéenne, et que nous avons combattu le projet de « SMIC-jeune » (le CIP). Pour moi, c’était le premier mouvement avec des violences policières. Aller place bellecour, ça me faisait flipper.
A l’époque, il y avait les manifs « structurées » du matin, où j’allais, et où nous étions entre 8000 et 10000 lycéen.ne.s, et les « sit-in » de l’après midi, place bellecour. Les manifs du matin étaient appelées. Le sit-in, lui, se faisait tout seul. Je n’ai jamais su si c’était par courage ou par recherche d’adrénaline que mes collègues allaient passer leurs après-midi sous les canons à eau et les lacrymos, sans armes, sans protections, en sit-in pacifique.
Autour, déjà à l’époque, il y a eu des vitrines cassées. Il paraît que c’étaient des jeunes casseurs venus des Cités, déjà à l’époque … à croire qu’ils ne savent/peuvent faire que ça, ces pauvres enfants d’immigré.e.s, quels que soient leurs efforts.
Toujours est-il que c’est grâce aux sit-in et aux manifs que nous avons gagné, et notamment, grâce au courage de tou.te.s ceux et celles qui y ont afflué de plus en plus, en réponse à la violence de la police de l’Etat auteur de la réforme du SMIC.
Je voulais ici rendre hommage à leur courage, au courage de celles et ceux des sit-in de l’après midi, qui a permis que le SMIC reste le SMIC.
J’ajoute que dans mon lycée, à l’époque, des profs nous disaient, mi-fasciné.e.s mi-émerveillé.e.s : « oh, vous allez nous refaire un mai 68 ! ». Moi, je leur répondais qu’on n’avait pas que ça à faire, qu’on se battait pour nos salaires, et qu’on était en 1994, pas en 1968. A ce moment-là, j’ai eu l’impression très nette que ces vieux/vieilles ne pouvaient s’imaginer que nous « les jeunes », on fasse autre chose que répéter ce qu’ils.elles avaient fait : mai 68, la mecque du militantisme. Mai 68, l’indépassable, le best off, le monument. Putain, c’est vrai, c’étaient des géants, la génération de nos parents. Ils ont été cap’ de faire mai 68. Après, qu’est-ce qui nous reste à faire de la même envergure, à nous ? Bizarre, la génération de mes parents m’insupporte, là. Longtemps, elle s’est prise pour le nombril du monde avec son œuvre : « mai 68 ». Quand on voit ce que sont devenus certains acteurs majeurs de mai 68, ça fait pitié, aussi …
Mai 68, pour me rapprocher un chouilla de vos propos, dans la mythologie qui nous en parvient, c’était un truc cool avec plein d’adrénaline : y’avait des barricades, des pavés, c’était l’émeute et la montée ludique d’adrénaline et c’était cool et ça a révolutionné la société.
Que ça ait révolutionné la société, je veux bien. Mais nous, je répète, on n’est pas en mai 68. On n’est pas vous. On construit nos luttes à nous à notre manière à nous, comme on peut, souvent. Et je crois que votre hypothèse de la recherche d’adrénaline, elle ressemble au trip de mes profs de lycée sur « oh, vous allez nous refaire mai 68 ».
J’ajoute que nous, on n’a pas fait mai 68, mais on a fait des choses vachement plus dures et plus graves, surtout ces derniers temps. Mai 68, c’était quoi ? Un mois de mobilisation. Le mouvement contre le CPE, il a duré combien de temps déjà ? Il a fallu quelle détermination pour gagner ?Les 2 mouvements contre la LRU, ils ont duré combien de temps, déjà ? C’est malgré quelle détermination qu’on a perdu ? Et on a encore la force de revenir sur les retraites, de participer là.
Monsieur Mathieu, vous êtes certainement un spécialiste éminent des mouvements sociaux. Mais vos propos résonnent, pour moi, comme une insulte envers les mouvements actuellement construits par la jeunesse dans des conditions très difficiles de répression, administrative via les menaces dans les lycées (chantage à l’exclusion des « meneurs.euses » locaux, etc), puis policières et judiciaires à l’extérieur des établissements.
Quelle ironie et quel culot, que celui de ce ministre qui explique que c’est « dangereux, pour les adolescent.e.s, de sortir dehors et donc ce n’est pas leur place car ils sont mineurs » !
Mais aujourd’hui, Monsieur Mathieu, si les jeunes répondaient, comme en 1968 : « moins de 21 ans, ton bulletin de vote c’est le pavé », tou.te.s les sociologues de France donneraient probablement des interviews assassines dans les journaux, avec le mot « casseur » au moins une fois par phrase. Eh bien oui, le pavé, c’est méchant : c’est lancé sur des pauvres CRS.
La jeunesse d’aujourd’hui a un mérite immense à se mobiliser dans un tel climat de dénigrement de ses luttes, et je trouve que vos « analyses », du moins telles qu’elles sont parues dans le journal le monde, sont au delà de la limite de l’injure.
« Les sociologues », trop souvent, se comportent à votre instar, en assassins de fait des luttes en cours, par leurs propos soit-disant « sociologiques » dans les journaux.
Mais passons au lendemain, la fameuse manif du 21 octobre : le titre de l’article ci-dessous est, à lui seul, une anthologie. Ouf, ils ne vous ont pas de nouveau interviewé, j’en ai donc fini de mes commentaires très désobligeants, et publics, les concernant.
Moi, je trouve que le titre ci-dessous donne plein de pistes d’analyses sociologiques sur les rapports du monde dit « adulte » vis à vis de la jeunesse et de ses luttes aujourd’hui en France …
Etre séquestré.e, via un guet apens policier, durant 5h place bellecour, gazé.e, matraqué.e, arrosé.e par les canons à eau (9 bars de pression : c’est pas une douche amicale, c’est une douche très douloureuse), avoir eu des flashballs pointés sur soi à de multiples reprises durant l’après midi, ce, sans possibilité de fuir puisqu’on est séquestré.e.s par la police qui a complètement encerclé et fermé la place, dans la presse, ça s’appelle « être collé.e »… ?!
Le reste de l’article est en revanche pas trop mal. Disons qu’il y a eu bien pire dans la presse : là, c’est proche du réel.
"Les lycéens "collés" quatre heures place Bellecour par les CRS
SOCIÉTÉ - Jeudi, 13 heures place Bellecour, centre de Lyon. Un millier de lycéens se sont donné rendez-vous pour une manifestation qui devait partir vers 14 heures.
Les syndicats sont juste à côté de la place, la moitié des jeunes au milieu lorsque des cordons de CRS se disposent de façon à couper le premier groupe du second. En quelques minutes, plusieurs centaines de lycéens se retrouvent coincés sur la place Bellecour. Plus personne ne peut entrer ou sortir.
Cela va durer quatre heures… Les syndicats ne veulent pas faire partir le cortège amputé d’une partie de ses troupes. Les manifestants crient « libérez nos camarades ». Ils dénoncent une entrave à la liberté de manifester. Les CRS ne bougent pas. La tension monte rapidement.
Sur la place Bellecour, partiellement en chantier, il y a des monticules de terre et de pierres. Les premiers cailloux volent dans un sens. Les grenades lacrymogènes dans l’autre.
Les manifestants sont éloignés vers les quais.
Et très vite, sur cette gigantesque place, les lycéens coincés se retrouvent seuls, cernés de CRS, survolés en permanence par l’hélicoptère de la gendarmerie et… un peu désoeuvrés. Le temps va alors être très très long pour eux.
Seuls, ou par petits groupes, ils vont régulièrement demander aux CRS s’ils peuvent les laisser sortir. Ils demandent pourquoi ils sont là. Réponse : « mesure de police ». Ils demandent quand ils vont sortir : « Pas avant 21 heures », s’entend répondre une jeune collégienne. Elle veut passer le CRS au téléphone à sa mère qui ne la croit pas. Un lycéen soupire : « C’est une nouvelle forme de garde-à-vue : collective et en plein air ». Des adultes travaillant place Bellecour tentent également de sortir. Ils en sont aussi empêchés.
Un jeune garçon dénonce : "Ce n'est pas normal d'entraver la liberté des gens. Vous nous empêchez d'aller et venir". Réponse du CRS : "T'as qu'à faire le tour de la place, elle est grande".
Selon le directeur de la sécurité publique, cette mesure inédite "faite sous le contrôle du procureur de la République" est "parfaitement légale". Rémy et Jules, deux étudiants, essaient de prendre leur mal en patience. "C'est humiliant d'être traités comme des casseurs alors qu'on vient là pour montrer notre opposition à une réforme que l'on trouve injuste." Les deux garçons vivent mal le fait d'être "parqués, photographiés, fichés pour avoir juste voulu manifester".
Plus loin, trois lycéens d'un établissement privé catholique de la Croix-Rousse sont tout aussi furieux, mais pour d'autres raisons. "On vient là tous les jours depuis le début de la semaine parce que les absences ne sont plus compatibilisées dans notre lycée et que, de toute façon, il y a des mecs qui bloquent l'entrée le matin. Les autres jours, on allait se balader en ville, mais là, on est prisonniers". 17 heures 30.
Alors que le préfet du Rhône tient un point presse où il se félicite que « 300 casseurs aient pu être isolés place Bellecour afin d’éviter que ne se reproduisent les violences de la veille », l’évacuation au compte-goutte de la place est ordonnée.
Ça commence par un cafouillage. Des policiers demandent aux jeunes d’aller se mettre de l’autre côté de la place. De l’autre côté, les CRS ne sont pas au courant. Voyant les jeunes arriver, ils tirent des grenades lacrymogènes. Le calme revenu, les lycéens sortent un par un. Les policiers les photographient et relèvent leurs identités.
Ceux qui n’ont pas leurs papiers sont emmenés pour vérification. La police ayant, en ce cas, le droit des les garder quatre heures (de plus !). Il y en aura des pleins bus.
La veille, 150 personnes avaient déjà été retenues de la même manière sur un pont avant d’être évacuées une à une. Un jeune garçon n'a pas attendu la levée du barrage, il a sauté dans le Rhône. Où il a été repêché par la brigade fluviale."
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Et quant à moi, je termine ce mot par un extrait de mes travaux, puisque tout de même, l’objet de cette liste, c’est aussi, voire surtout, ça.
Mes travaux, c’est une recherche en anthropologie, sur les abus sexuels incestueux. Et là, je pose les questions de l’objectivité, de la scientificité, et de l’usage du pouvoir de parole conféré par la détention d’un titre (comme être « chercheur.euse en … », par exemple).
« concernant la question de la vérité, Michel Agier fait, précisément, remarquer le lien entre vérité et pouvoir de parole : « la posture de recherche opère, contre la doxa de l’ordre contextuel lui-même, un déplacement depuis la question de la vérité vers la question du pouvoir – et du pouvoir de parole en particulier » (Michel Agier, 2006, p. 156).
On peut dès lors noter l’usage qui est fait, dans la citation qui suit, du pouvoir de parole :
« L’inceste est donc un phénomène beaucoup moins rare qu’on ne le croit habituellement. Aux Etats-Unis par exemple, on considère parfois qu’entre quatre et sept pour cent de la population féminine aurait été impliquée dans des relations sexuelles intrafamiliales (Twitchell, 1987, p. 13). Il convient cependant de considérer ces chiffres avec une certaine réserve car on sait la propension de certaines féministes américaines à qualifier de viol la moindre caresse paternelle. » (Robert Deliège, 2005, p. 43).
Aucun travail de terrain ne vient pourtant à l’appui de ces considérations sur la différence entre « viol » et « la moindre caresse paternelle », mais l’autorité scientifique a parlé.
Pour ma part, j’ai effectué un terrain constitué d’entretiens longs avec cinq personnes : aucune ne connaissait les autres. Pourtant, ces récits, tous ahurissants pour une personne peu familière des situations incestueuses, comportent beaucoup de ressemblances les uns les autres notamment dans l’usage de la menace, les procédés de mise sous terreur des victimes, ce, qu’il s’agisse de « viols », de « caresses » (mot inusité par mes interlocutrices, qui dans ces cas emploient le terme juridique « attouchements », ou encore expliquent « il me tripotait ») : pour le dire ainsi, le terrain a parlé.
b) De l’objectivité aux points de vue
« L’autorité scientifique a parlé » - « le terrain a parlé » : ces considérations mènent alors à la question de l’objectivité scientifique.
Ainsi, Dorothée Dussy compte, parmi les raisons pouvant amener à mettre en doute la crédibilité des interlocuteurs/trices, « le manque de distance de l’enquêteur, ou son absence d’objectivité, pour commencer » (Dorothée Dussy, 2004).
Un moyen possible de réponse à ce questionnement peut être selon moi trouvé via la notion de savoirs situés, rompant avec une conception Durkheimienne de l’objectivité, qui serait en quelque sorte un point de vue surplombant, dégagé des prénotions et affects, et, de ce fait même, suffisamment distancé.
Or, les faits sociaux ont ceci de particulier que nous y participons tou/te/s, y occupons une place.
Pascale Molinier, réfléchissant avec les membres de son équipe de recherche autour du travail domestique, constate ainsi :
« nous avons fait la découverte désagréable mais instructive de nos propres résistances et censures. (…) Fils et filles de maîtres ou fils et filles de serviteurs (ou assimilés), nous ne réfléchissions pas tous et toutes à partir du même point de vue, et cela générait, autour de la table, beaucoup d’irritation et de ressentiment. Bref, les chercheurs aussi sont situés. (…) L’épistémologie du point de vue ou des savoirs situés a mis en évidence que les sciences sociales ont été construites à partir du point de vue « homme, blanc, bourgeois, du Nord occidental » et que ce point de vue étant le seul considéré comme objectif, les points de vue minoritaires étaient considérés comme « subjectifs » ou « particuliers » et finalement rejetés comme non scientifiques. » (Pascale Molinier, 2006, p. 45).
Ainsi, plus qu’un point de vue objectif unique, surplombant car suffisamment distancé, il convient de « rendre visible et interrogeable la situation de qui produit des connaissances sur qui. » (Pascale Molinier, 2006, p. 46), en effet, « les déformations ethnocentriques [ou de classe, ou de genre], dues à la culture à laquelle on appartient, sont inévitables. Plutôt que de les déplorer, nous devons en tenir compte, comme de sources d’erreurs systématiques » (Georges Devereux, 1980, p. 198).
Dès lors, « si nous utilisons, côte à côte et de manière avertie, à la fois une source occidentale et une source non occidentale, chinoise par exemple [ou bien un/e fils/fille de serviteur et un/e fils/fille de maître], en gardant présentes à l’esprit les imperfections spécifiques (préjugés, astigmatisme) de chacune de ces paires d’yeux respectivement, l’exactitude de la vue obtenue sera comparable à celle obtenue par triangulation » (Georges Devereux, 1980, p. 198).
L’objectivité apparaît alors plutôt comme une triangulation de plusieurs points de vue, quand cela est possible, que comme donnée par un seul point de vue, qui serait doté de la capacité de s’abstraire par lui-même de toute déformation (prénotions, ethnocentrisme, etc), et capable de tout voir.
Ainsi, le présent mémoire se veut plus modestement une contribution, un point de vue, situé, qui en appelle d’autres et vient après d’autres, situés également, pour construire une connaissance anthropologique de l’inceste. » (Perrin, 2008, pp 10-12, visible ici)
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