L’enfant héroïque
C’est un
matin comme tous les matins.
Gris.
Il faut se lever, vivre hélas. Vivre : se lever est si lourd. Le réel, le poids
du réel, le poids d’une vie. Une vie de quoi ? huit ans d’âge, peut-être, ou
neuf.
L’enfant héroïque prend son courage à deux mains et, puisqu’il le faut bien, se
lève.
Puisqu’il le faut bien, va jusqu’à la cuisine et fait ses tartines. Mais Dieu,
que les tartines sont lourdes à faire ! Le moindre effort est un poids
incommensurable. Si encore les tartines étaient là, toutes prêtes … mais en ce
lieu lugubre où est condamnée à vie l’enfant héroïque, il faut faire ses
tartines. Puis y aller. Y aller comme tous les jours, dans le lieu où vont les
enfants : l’école. C’est bien l’école, on y apprend des choses.
L’école. Un lieu aussi lourdingue que le reste. Un lieu qui pue.
Sur le chemin de l’école, le saule pleureur, qui jouxte l’immeuble de huit
étages peint en rose.
Sur le
chemin de l’école, l’enfant héroïque passe toujours sous les branches du saule
pleureur, qui tombent si bas par terre, formant comme un rideau entre ce monde
et un autre : franchir les branches, c’est changer de monde. Entrer dans un
monde fabuleux, l’espace d’un instant, où aucun de ces méchants qui peuplent le
monde quotidien ne peut gagner, parce que l’enfant héroïque y est le héros des
livres qu’elle lit. Dans les livres, le héros est toujours plus fort que les
méchants qui lui veulent du mal. Dans les livres, le héros gagne le combat.
Le combat. L’espace du saule franchit, le rideau de branches se referme
derrière elle sur le monde du rêve, et il faut, de nouveau, marcher dans le
monde du cauchemar. Quotidien. A vie. Mener le combat. En espérant quoi ?
Peut-être un jour retrouver le monde d’avant, d’avant le cauchemar ? L’enfant
héroïque a oublié que le cauchemar a toujours été là dans sa vie, et,
peut-être, cette mythification lui permet de tenir sans avaler la ciguë fatale.
Mais, n’empêche, que ces matins sont lourds, chaque matin, lourds comme la vie
qui m’est promise, ne pense même pas l’enfant.
Les
tartines sont de plomb, à porter pour les faire …
Et
l’enfant héroïque, ses tartines calées dans le ventre, s’en va au combat, comme
tous les matins. Bizarrement, depuis quelques temps, les matins sont tellement
lourds qu’elle arrive à l’école après les autres. Pas fait exprès. Ils sont
déjà tous montés : il est 8h30 bien passé, de dix minutes au moins. De cette
époque datent les retards, pas faits exprès : juste le poids des pieds à
traîner jusqu’au lieu du combat quotidien, après le poids des tartines à faire
et le poids de l’éveil du matin. Le retour quotidien au monde réel est si lourd
…
8h40,
tous les matins : dix minutes quotidiennes gagnées, involontairement, sur le
combat, par la grâce des pieds qui traînent. Le combat, dont la première manche
commence véritablement à la récréation de 10h : crachats, insultes, parfois
coups. L’enfant héroïque est la délectation de cette bande de garçons qui
l’encercle à chaque fois, dans la cour, malgré la présence des maîtresses juste
à côté. Elles ont beau les punir, ils s’en fichent, ils recommencent toujours.
Telle est la place de l’enfant héroïque dans la cour : la sorcière à stigmatiser,
à marquer de ses crachats. Pourquoi ? Juste parce qu’elle est l’enfant
héroïque, on dirait.
C’est à tel point problématique que maman a dû emmener l’enfant héroïque voir
une psychiatre, qu’elle voit depuis toutes les semaines, pour l’aider dans ses
« problèmes relationnels avec les autres ». Pour l’enfant héroïque, c’est un
stigmate de plus, dont elle ne parle à personne : le/la psychiatre, c’est
l’endroit où l’on emmène les fous, non ?
Mais elle
y va, par devoir puisque maman veut, comme elle va à l’école par devoir puisque
les adultes veulent, puisque c’est là sa place dans le monde. Au milieu des
crachats.
La
récréation autour du repas est plus longue …
Et puis
arrive 16h30 : fin de la journée pour l’enfant héroïque ?
Elle ne
fait pourtant que commencer.
Avant de rentrer, l’enfant héroïque s’attarde en chemin, si ce n’est pas le
même chemin, ce soir-là, que les garçons méchants, auquel cas elle devient leur
proie jusqu’au pied de son immeuble..
Sur le
chemin, il y a Titounette, la vieille chatte de 15 ans. Et peut-être d’autres
encore. L’enfant héroïque a appris à parler à Titounette et aux autres, en
s’approchant petit à petit. Un peu plus chaque jour, précautionneusement, sans
entrer dans l’espace qui fera fuir le chat. Elle se maintient à la distance où
le dilemme entre la peur et la curiosité se fait le plus aigu pour l’animal.
Juste là. Au-delà, il fuirait et il faudrait tout recommencer à zéro… Alors,
petit à petit, sur le chemin du retour, l’enfant héroïque construit des amitiés
sans paroles, sans langage, avec ces êtres doux que sont les chats du quartier.
Le langage lui sert pour partir ailleurs, lorsqu’elle franchit le rideau du
saule pleureur. Le langage lui sert pour fuir le monde des humains réels.
Mais il
faut rentrer et, comme tous les soirs, quitter Titounette. Monter les escaliers
de l’immeuble rose qui est après le saule. Ouvrir la porte où il est marqué «
Mr Dupont », comme s’il n’y avait que lui qui comptait, « Monsieur ». Et
rentrer dans un autre enfer, pour un autre combat, plus désespérant encore.
Le combat du soir, c’est de supporter la guerre entre eux. Les insultes de l’un
envers l’autre. La violence qui ne laisse pas de traces. La violence
omniprésente mais qui ne sera jamais nommée comme telle. Parfois un verre
cassé, une assiette, un objet cher à l’autre, substitut de la chair et des os
qu’on ne cassera pas … violence sans traces. Guerre patricide et matricide.
Il n’est
pas question de divorce, pourtant : il y a « les enfants », ce ne serait pas
bien pour « les enfants », pense maman. Elle le dit parfois. Mais tout est mort
pourtant.
Et la
mort continue au quotidien, d’instiller son poison. Tous les matins, Dieu, que
ces tartines sont lourdes à faire … Dieu, qu’il est lourd de vivre. Où
trouve-t-on cette satanée ciguë ?
Je
voudrais arrêter là l’histoire, mais l’enfant héroïque prend la plume et veut
écrire elle-même la suite, plus noire encore.
Je me
souviens, le soir parfois, c’est sur le canapé, ce sont ces moments que
commente maman : « oh, tu vis ton complexe d’Œdipe ! ». Je me souviens de quoi
? De rien. Trou noir de la mémoire, de ma mémoire, à chaque fois. Seule la nuit
se souvient pour moi.
La nuit :
à la lueur de la lampe d’au-dessus du lit, s’évader sous le saule, franchir le
rideau. Prendre la matière des rêves du lendemain, dans les livres d’histoires
écrits par les humains.
Jusqu’à
ne plus voir les lettres sur le livre, tant les yeux se ferment. Dormir.
Seule la nuit se souvient pour moi … d’un combat contre un être sans forme et
sans nom, qui ne me veut que du mal, infiniment du mal, rend gris et désespéré
le monde dans lequel je vis. Et mon cauchemar nocturne, toujours, consiste en
ce combat contre lui.
Combat
désespéré, inégal. Il me veut tant de mal, il veut tant me détruire, pourquoi,
et je veux juste vivre …
Je me
souviens, les week-end souvent, c’est sur son lit. Ce sont ces moments qu’il
commente lui, avec ses mots-couteaux qui me plantent. J’ai oublié les mots,
j’ai oublié les lames. A chaque fois, chaque week-end, pour continuer à
supporter de vivre, la mémoire du moment juste passé, là, de sa violence,
disparaissait dans le trou noir de ma mémoire. Laissant comme unique trace la
grisaille du désespoir.
Parfois
pourtant, il était gentil. Parfois pourtant, il m’expliquait ce qu’il savait :
comment luisent les lucioles, comment marche une voiture, qu’est-ce que la
force centrifuge, comment retenir la table de 11, comment tenir sur un vélo,
comment marcher, d’abord … et puis le tout, entrecoupé des paroles-lames, des
mots couteaux qui me plantent, à chaque fois. Comme des pièges tendus en
travers de ma vie, comme des pièges pour que je tombe dans le gouffre, comme un
châtiment pour une faute dont je ne sais rien.
Les
paroles-lames me disent, m’expliquent, ce qu’est une femme pour un homme,
quelle sera ma place dans ce monde, à travers son regard à lui. Son regard est
un couteau qui me plante. Et tous les jours, le combat reprend entre son
intention mortifère, et ma volonté de le changer et ma haine de lui et ma haine
de moi et maman qui ne fera rien parce que c’est le même que le sien.
(Source : « L’inceste : consistance du silence » )
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RépondreSupprimerLe 19 décembre 2012, Béa a rédigé et dessiné ceci : http://etude-relation-aide-victime-inceste.blogspot.fr/2012/12/blog-post_6822.html
RépondreSupprimerPeu avant, le 17 décembre, elle évoquait l'impossible connaissance du passé, due à l'attitude de personnes de son entourage familial qui gardaient pour eux ces secrets : http://etude-relation-aide-victime-inceste.blogspot.fr/2012/12/blog-post_8862.html
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