Christine Delphy, dans son article « la transmission
héréditaire » (dans L’ennemi principal, Tome 1, éd.
Syllepse, 2009, pp 97-128), explique que la transmission héréditaire (de
patrimoine, de statuts, d’habitudes …), n’est jamais étudiée en elle-même
puisque « A un bout du spectre [en anthropologie] on trouve (…) des études
très détaillées sur la façon dont la transmission héréditaire est réalisée, dans
un groupe social précis (surtout dans les sociétés
« primitives ») : qui sont, parmi les parents, les successibles,
quelles sont les circonstances, les modalités et les rites des transmissions
entre parents, etc. à l’autre bout [en sociologie], on sait dans quelle mesure
la transmission héréditaire existe ou non, par quoi elle est mitigée ou,
éventuellement, remplacée.
Mais la question centrale : qu’est-ce
que la transmission héréditaire, reste virtuellement intouchée. » (p 98).
Cette transmission est une réponse, nous
dit-elle :
-
d’une part, à une nécessité générale de l’existence des groupes sociaux
(il est nécessaire qu’une place donnée dans un groupe, soit occupée, et donc
auparavant attribuée, transmise, à une personne). Par exemple un laboratoire scientifique
a besoin, dans notre système social, d’un/e directeur/trice, de
chercheurs/euses, et d’agents administratifs/ives (cette dernière fonction
tendant d’ailleurs à être oubliée dans certains budgets contemporains …).
-
D’autre part, à la nécessité d’intégration des individus dans la
société (via l’attribution d’une place dans celle-ci – ou de plusieurs statuts
dans plusieurs sous-groupes de celle-ci).
L’intégration dans la
culture (considérée comme l’accumulation historique des choix et actions des autres
les ayant précédé/e/s, cf Wee) des humains nouvellement né/e/s via la naissance
(attribution d’un nom, reconnaissance pour l’état civil ou autre cérémonie
d’inscription généalogique de l’enfant concerné/e, etc), évoquée par Wee, en
est un exemple particulier.
Mon intégration dans cette
accumulation historique de choix et d’action des autres m’ayant précédée, que
constitue la discipline anthropologique, pourrait en être un autre exemple.
Mais ces deux finalités « n’exigent pas, pour
être satisfaites, la transmission héréditaire. Celle-ci n’est qu’un des moyens
possibles de désigner les nouveaux membres du groupe, désignation qui est la
condition du recrutement générationnel. Le recrutement générationnel et la
distribution des nouveaux individus dans les différents groupes peuvent
s’effectuer selon des modalités très diverses : le tirage au sort, le
vote, la décision autoritaire d’un pouvoir suprême, l’ordalie, l’examen, la
cooptation, l’association, enfin, la filiation » (pp 100-101).
Parmi tous ces modes possibles de recrutement
générationnel, Delphy remarque notamment que « la cooptation et la
filiation sont très proches l’une de l’autre, et appartiennent toutes deux à un
type plus large ; ce sont deux cas où la désignation d’un nouveau membre
est réalisée par son association avec le détenteur d’une position » (p
101).
Elle
prend l’exemple du clergé sous l’Ancien Régime, pour expliciter cela et le lien
entre ce recrutement associatif et le fait que les groupes recruteurs
sont des groupes fermés :
« On
considère qu’un groupe est fermé quand et parce que son accès est réservé aux
descendants de ses membres. Or, le clergé sous l’Ancien Régime, et encore
aujourd’hui, est certainement un groupe social fermé. Et pourtant, l’accession
aux fonctions sacerdotales n’est pas réglée par l’hérédité « puisque ses
magistrats ne peuvent être que des célibataires » (Bouglé, 1925). Ce
groupe, le clergé, constituait sous l’Ancien Régime l’un des piliers d’une
société qu’on s’accorde pour définir (…) comme régie par la naissance. Et
cependant, les positions de cet ordre ne pouvaient, sauf exceptions
scandaleuses, être transmises de père en fils. Là, clairement, un autre mode de
recrutement générationnel était et est à l’œuvre : la cooptation. (…)
Si
l’on admet que le clergé est un groupe fermé, on doit alors inclure le
recrutement par cooptation dans la définition des groupes fermés. La définition
de la fermeture en est, réciproquement, élargie ; elle devient un accès
réservé aux individus personnellement associés avec un membre actuel du groupe,
quelle que soit l’origine de cette association, par exemple qu’elle
dérive de liens de parenté ou non. Corollairement, l’hérédité ne serait, elle,
qu’une modalité particulière d’un mode plus général :
l’association. » (pp 104-105)
Enfin,
elle précise que « ces deux modalités de l’association, l’hérédité et la
cooptation, reposent sur le même postulat, sans lequel elles seraient toutes
deux impossibles : celui que le détenteur actuel d’une position a la
capacité d’en disposer personnellement ; de la donner à quelqu’un
d’autre. Or, si l’identité des donateurs et des donataires, pères, oncle,
fils, neveu, étranger, ami, élève, etc, est importante, on voit bien qu’elle
est cependant secondaire par rapport à leur qualité de donateurs et de
donataires ; et cette qualité, en ce qui concerne les donateurs, découle
de leur droit de donner » (p 105).
Ainsi,
sans reconnaissance par ses parents lors de sa naissance, un enfant ne pourra
être membre de ce groupe fermé qu’est la famille dont ils font partie eux.
Mais il
existe aussi des cas plus pernicieux - exemple, via l'anthropologue Cadoret qui poursuit sa déconstruction de
nos croyances : non seulement la parenté ne découle du statut de
géniteur/trice que via un acte de reconnaissance social, mais, de surcroît,
elle suppose une pratique continue, d’accompagnement, de la naissance à l’âge
adulte : il s’agit que chaque parent collabore afin de transformer un
nourrisson en personne accomplie. « La famille alors ne s’arrête pas à
l’institution initiale de la reconnaissance du lien, car elle est aussi une
mise en actes de ce lien » (Cadoret, 2001, p 97). Ce, au quotidien,
durant des années : la filiation établie doit être confirmée chaque jour
par les actes des parents. Dès lors, que se passe-t-il lorsqu’ils ne le font
pas ?
Pire :
lorsque, comme la mère de David Bisson, l’enfant du placard, un parent démolit
au quotidien, volontairement, par ses actes, ce lien (de parenté) et ce
jeune humain ?
Ou
bien, autre manière de démolir au quotidien ce lien et cette jeune personne,
lorsqu’un parent, ou les deux parents, utilisent sexuellement cet enfant qu’ils
s’étaient engagés, par la reconnaissance de parenté lors de sa naissance, à
introduire dans ce « réseau politique de relations entre humains »,
forgé par des millénaires de personnes l’ayant précédé/e, qu’est la société
humaine ?
Autre
exemple, qui nous fait revenir, comme promis, à l’université. Sans cooptation
par un/e directeur/trice de thèse, un/e étudiant/e ne pourra jamais être membre
de ce groupe fermé qu’est la communauté (elle-même hiérarchisée) des
chercheurs/euses de sa discipline.
Ou
bien, comme dans mon cas, sans reconnaissance par ses ex-pair/e/s de sa
nouvelle place de professeur émérite, le directeur de thèse ne pourra
plus diriger la thèse après avoir co-dirigé le master de l’étudiante. C’est
comme une relégation de l’un dans l’avant-tombe, dans une sorte de cimetière
des éléphants, et de l’autre aux oubliettes de la recherche.
Mais
il existe aussi des cas (encore) plus pernicieux … [la suite dans le prochain post]
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