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lundi 11 juin 2012

Pouvoir, hiérarchie, etc, - I - L'enfant et l'Etat

[Texte re-travaillé en collaboration avec rebellyon, et également visible sur leur site]

Il s’agit du premier volet d’une réflexion générale sur les relations de pouvoir telles qu’on peut les voir, dans leur variété, dans différents types de sociétés (avec ou sans Etat). Cette réflexion permettra de montrer et de situer plus précisément les rapports de pouvoir tels qu’ils existent dans notre société, et imprègnent chacune de nos relations dans toutes ses sphères. Dans ce premier volet, on aborde la sphère « relations entre adultes et enfants ». Rien à voir avec l’Etat ? Eh bien voyons plutôt !

Voici un résumé d'un article de Vivienne Wee (« Children, Population Policy, and the State in Singapore  », in Children and the politics of culture, Sharon Stephens editor, Princeton University Press, 1995, pp 184-217).
Wee nous parle de l'enfance, de sa construction comme catégorie opposée aux « adultes » dans un certain nombre de sociétés … mais pas toutes. Et des rapports de domination que cette catégorisation produit, et au sein desquels elle s'insère.

Après cet extrait, nous reviendrons, sans transition, à l'Université, avec une petite citation de Christine Delphy pour base de départ.
L'université, les relations "enfants" / "adultes" … vous allez me dire, quel rapport ?
Eh bien voyons cela.

Avec Vivienne Wee, nous allons explorer une partie de l’apport des « childhood studies » concernant les relations de parenté. Les « childhood studies » (études sur l’enfance), c’est un domaine des sciences sociales surtout développé dans le monde anglo-saxon pour l’instant. Il s’agit d’étudier l’enfance et les enfants en partant de l’idée qu’ils ne sont pas uniquement « agis par les adultes », mais constituent un monde social eux-mêmes, avec ses règles, et réagissent au monde adulte. Il s’agit également de questionner l’évidence de « l’enfance » telle qu’on la connait : son existence n’est pas universelle.

Wee constate qu’il existe quatre domaines de prédilection des discours savants sur les enfants :


-       Ceux axés sur la socialisation des enfants, leur apprentissage/incorporation de la culture de leur société – par exemple, l’apprentissage de l’usage des couverts pour manger, des règles de tenue à table, ou encore l’incorporation des croyances des adultes, etc.

-        Ceux axés sur l’étude des constructions sociales historiques de l’enfance comme stade de vie particulier – les études de l’historien Philippe Ariès sur la relativité de la notion « d’enfance », et qui, précisément, servent de base fondatrice aux childhood studies, en font partie.

-        Ceux axés sur l’étude des constructions sociopolitiques des enfants. Ici, le focus est fait sur les matrices sociales dans lesquelles les enfants sont né/e/s et existent. – par exemple, la « valeur des enfants », entendue dans le sens de leur désirabilité en termes de nombre, de genre (garçon/fille) et de rôle (bouches à nourrir ? Bras supplémentaires pour le travail dans la famille ? Etres « innocents » qui doivent passer leur temps à jouer ?).

-        Ceux axés sur les enfants comme acteurs sociaux, sujets pourvus d’« agency » (« capacité, puissance d’agir ») sociale. Le focus se fait ici sur leurs stratégies de négociation, d’interprétation et d’adaptation – par exemple, la construction par les enfants de leur monde social propre. L’étude de l’anthropologue David Lepoutre sur la Cité des 4000 de la CourneuveCœur de banlieue, s’inscrit pleinement dans cet axe.

Mais le point commun existant entre tous ces discours savants est la thématique des relations entre enfants et société. En outre, chacun contient certains présupposés implicites concernant les enfants : par exemple, les trois premiers présument que les enfants sont des objets pré-humains passifs influencé/e/s, agi/e/s par une société (sous entendu adulte) à laquelle ils/elles ne seraient pas partie prenante.

J’ajoute que cela n’est pas sans évoquer nos présupposés de sens commun : l’enfant, n’est-ce pas ce « sauvage » (éventuellement cette sauvage) que nous nous devons, pour son bien et le nôtre, de « civiliser » à travers la socialisation, le rôle de la sociologie ou de l’anthropologie se bornant alors à étudier les modalités de cette « socialisation » ?

Même le regard psychanalytique, très influent dans notre pensée, n’est-il pas imprégné de cette vision de l’enfant comme « sauvage à civiliser », via notamment la description bien connue du « pervers polymorphe » freudien, suivie des descriptions, effrayantes, de ce nourrisson proprement diabolique, par Mélanie Klein ?
Le nourrisson, lui, ne peut rien dire de la validité de toutes ces analyses/projections faites sur lui, puisqu’il ne sait, précisément, pas encore parler, et que quand il saura, il aura oublié toute cette phase de sa vie … En revanche, comment ne pas poser l’analogie entre notre vision de « l’enfant, ce sauvage à civiliser », et notre vision coloniale des « autres », visible notamment via les discours savants de l’anthropologie évolutionniste : ces « autres » à civiliser, ne l’étaient-ils/elles pas, précisément, parce qu’encore situé/e/s au stade de « l’enfance de l’humanité » ?

Wee, quant à elle, va simplement s’attacher, pour son champ d’étude, à s’inscrire dans l’axe numéro 3 : celui centré autour de la question de la « valeur » sociale des enfants, attribuée par les parents (par exemple via le souhait, parfois fémicide, que l’enfant unique du foyer, en Chine, soit un garçon pour pouvoir perpétuer le culte des ancêtres), mais également, ajoute-t-elle, par l’Etat.
En effet, la relation entre les enfants et la société pourrait être comprise comme constituant une sous-partie de la relation entre les individus et la société. Mais c’est négliger le rôle de l’Etat, lorsqu’il existe. Pour le mettre à jour, Wee nous propose de comparer deux idéaux-types [1]  de formation sociale :

1 – La société comme surgissant de la population, c’est à dire le cas des sociétés politiquement non-centralisées (sociétés tribales segmentaires, précise Wee, qui ajoute ignorer ici, pour des raisons de simplicité du modèle, les formations hiérarchiques mais non concentrées connues sous le nom de « chiefdom » [= chefferies]).

2 – La société comme un « surmoi » (overself) imposé sur la population, c’est à dire le cas des sociétés politiquement centralisées, des sociétés à Etat.

Dans les sociétés non centralisées, les relations parent-enfant sont des relations fondamentalement interpersonnelles : l’enfant est traité/e, de façon inhérente, comme une personne sociale. Dans une telle société, personne ne peut revendiquer représenter « la société » comme un surmoi collectif et, sur la base de cette revendication, s’imposer sur les autres, par exemple sur les ou des enfants. Wee cite Benjamin qui remarque que les Temiars qu’il étudie sentent généralement qu’ils n’ont pas de droit à commander le comportement des autres, même de leurs propres enfants.

Mais la vulnérabilité biosociale (biologique et sociale) des enfants est pourtant un fait [2] : la relation entre ces très jeunes humains et l’ensemble de la société est, avant tout, une relation de pouvoir asymétrique. Pour commencer bien sûr, les enfants ne choisissent pas de naître, et, par suite, manquent également de possibilités de choix concernant leur chemin de vie. Ils/elles constituent ainsi les nouveaux/elles arrivant/e/s sur qui la culture, considérée comme l’accumulation historique des choix et actions des autres les ayant précédé/e/s, va agir. Pour Wee, la naissance (au sens d’acte de reconnaissance sociale comme l’était le baptême sous l’Ancien Régime, ou l’inscription du nom à l’état civil aujourd’hui) constitue alors le moment historique par lequel un être apolitique est plongé dans un réseau politique de relations entre humains, qui a été forgé par des millénaires de personnes l’ayant précédé/e. Remarquons comme nous sommes loin, dans cette manière de penser, du jugement de valeur implicite qui peut être contenu dans notre idée « socialisation/civilisation » des enfants : pourtant, l’idée est si proche.

Dans les sociétés non hiérarchisées, cette vulnérabilité est interprétée culturellement comme étant subsumée à celle de l’humanité dans son ensemble, ou, dit autrement, comme constituant une partie simplement représentative de cette vulnérabilité humaine globale. Ceci fait poser à Wee l’hypothèse selon laquelle les « enfants » n’y apparaissent pas comme catégorie à part, marquée, distincte des autres êtres humains et avec qui des relations spéciales doivent être maintenues. C’est à dire que ces sociétés seraient des sociétés où la partition enfant/adulte n’aurait tout bonnement pas de sens. Et, par conséquent, constate Wee, celles et ceux que nous considérons comme « enfants » y sont traité/e/s violemment dans celles de ces sociétés où les relations interpersonnelles sont violentes (comme les Yanomamös étudié/e/s par Chagnon, note Wee), et de façon non-violente dans celles où les relations interpersonnelles sont non-violentes (comme les Semais étudié/e/s par Dentan).

En fait, « adultes » (parents) et enfants émergent comme catégories marquées, distinguées, à travers leur transformation de relations personnelles dyadiques [3] en relations médiatisées, surveillées, et en dernière instance, contrôlées, par une troisième partie : l’Etat. Dans les sociétés politiquement hiérarchisées (ou sociétés à Etat), les interactions interpersonnelles sont en effet fondamentalement hiérarchiques. Cette hiérarchisation produit un espace social au sommet, qui va être approprié par certains individus revendiquant de représenter la société comme s’ils en étaient un « surmoi » (overself) collectif. Et, sur cette base, ils vont s’imposer eux-mêmes sur les autres, incluant les enfants. 
Ces revendications peuvent être faites de façons légitimantes variées : morales, idéologiques, médicales, légales, scientifiques, etc ! Dès lors, « l’Etat » peut être analysé comme une collusion de revendications par certains individus imposés sur tous les autres. 
Ceci induit que les relations interpersonnelles (par exemple parent-enfant, mari-épouse … ou simplement personne-personne) cessent d’être dyadiques. Elles sont transformées en relations médiées qui sont surveillées, et en dernière instance dirigées par l’Etat. Que l’on songe au mariage, ce contrat défini juridiquement par le Code Civil élaboré par les instances élues de notre Etat démocratique, en France. Ou encore à la filiation, elle-même intégralement régulée et contrainte de façon impérative par ce même Code Civil. Ou encore à nos relations de personne à personne dans la rue, où sortir vêtu/e de peintures corporelles serait considéré peut-être comme simplement excentrique en ville, mais clairement qualifié d’atteinte à la pudeur par l’Etat et, probablement, traité comme tel par ses agents assermentés. Bref, l’Etat est bien présent et médiatise, en arrière plan, toutes nos relations. D’où le triangle relationnel proposé par Wee (Wee, 1995, p 185) :


            Etat






       Parents                                         Enfant

[Bon, imaginez un trait reliant chaque sommet "Etat", "Parents", "Enfant" : le post ne veut pas de mon graphique triangle, désolée]

Potentiellement, existent alors les configurations relationnelles suivantes :

-        (Etat + Parents) opposés à Enfant
-        Etat opposé à (Parents + Enfant)
-        Etat opposé à Parents opposés à Enfant
-        Etat + Parents + Enfant
-        Et Wee omet la possibilité (Etat + Enfant) opposés à Parents, mais c’est probablement parce que, contrairement aux Parents et à l’Etat, « Enfant » est sans pouvoir.

Les configurations dominantes dans une société donnée apparaissent reliées à l’interprétation culturelle qu’elle fait de la vulnérabilité biosociale des enfants. Ces matrices sociales, préconçues par les parents et l’Etat, accroissent la pression à la conformité sur les enfants, puisqu’il peut n’y avoir, là, aucune alternative disponible. A l’inverse, les contradictions entre ces deux pouvoirs pourraient offrir plus d’alternatives, voire permettre l’évolution de ces matrices sociales et interprétations culturelles de la vulnérabilité enfantine, dans un sens meilleur pour ces dernier/e/s.

Partant de ce schéma, Wee distingue deux pôles dans les sociétés à Etat : exploiter cette vulnérabilité biosociale, ou la protéger. Ce choix est toujours celui des adultes, qui ont le pouvoir, et non celui des enfants, qui arrivent dépourvu/e/s de pouvoir. Dans les deux cas, les enfants sont conçu/e/s, dans ce contexte d’une société à Etat, comme une catégorie « à part » des adultes.

Dans le modèle d’interprétation « exploitatif », les adultes endossent un droit inquestionné sur les enfants. Par exemple, dans la Chine confucianiste, comme le préconisait Confucius, « si le père dit que le fils doit mourir, alors le fils doit mourir. Si l’Empereur dit que le sujet doit mourir, alors le sujet doit mourir ». Le contrat social confucianiste était donc entre l’Etat et la famille, entre l’Empereur superpatriarche et les familles patriarcales. Dans un tel contexte, l’existence de l’enfant est conçue non comme un droit humain fondamental, mais comme un privilège culturel accordé par les adultes détenant le pouvoir. Et, plus particulièrement ici, donc, par le père détenant le pouvoir. Il s’agit de la configuration « (Etat + Parents) opposés à Enfant ». Ou plus exactement (Etat + chef de famille) opposés à Enfant.

L’autre pôle interprétatif est celui où la vulnérabilité biosociale enfantine est interprétée comme pureté ou innocence, nécessitant la protection d’adultes responsables. C’est ce second mode d’interprétation, protecteur, qui sous-tend l’idée de droits de l’enfant nécessitant l’instauration d’une Charte des Nations Unies par exemple. Au lieu d’aller dans le sens « naturel » du pouvoir, cette interprétation, centrée sur l’enfant plutôt que sur l’adulte comme la précédente, cherche à maîtriser ce pouvoir, à le sublimer, en sorte qu’il est transmuté de « pouvoir adulte » en « responsabilité » des adultes. Pourtant, Wee fait remarquer que même cette interprétation n’est pas totalement bienveillante : elle peut mener à une hypocrisie collective, lorsque les adultes feignent, envers eux/elles-mêmes et les enfants, que tout ce qui est fait l’est pour le bien des enfants. Je propose ici de penser à l’exemple juridique de la notion « d’intérêt de l’enfant » en droit français, qui est toujours, en réalité, perçu, conçu et évalué par des adultes, n’ayant pas même obligatoirement entendu ledit/ladite enfant. Wee ajoute que le pouvoir adulte peut aussi être déguisé en « care », ce qui est une façon de faire obstacle à toute rébellion, obérée ainsi par le lourd poids de l’ingratitude coupable …"

[La suite dans le prochain post …]



[1] un idéal type, en sociologie, cela désigne une sorte de « caricature » du réel, réel dont on garde ainsi uniquement les traits les plus saillants pour mieux le faire comprendre.
[2] Occulté dans les analyses de Delphy autour du statut de mineur/e d’âge dans son ouvrage « L’ennemi principal », et bien présent en revanche dans celles d’Arendt concernant l’enfance - notamment dans « Crise de la culture », mais … utilisé pour justifier et pérenniser les rapports hiérarchiques sur ces enfants.
[3] qui a rapport à une dyade (ensemble de deux éléments qui se complètent l’un l’autre).

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