[Texte re-travaillé en collaboration avec rebellyon, et également visible sur leur site]
Il
s’agit du premier volet d’une réflexion générale sur les relations de pouvoir
telles qu’on peut les voir, dans leur variété, dans différents types de
sociétés (avec ou sans Etat). Cette réflexion permettra de montrer et de situer
plus précisément les rapports de pouvoir tels qu’ils existent dans notre
société, et imprègnent chacune de nos relations dans toutes ses sphères. Dans
ce premier volet, on aborde la sphère « relations entre adultes et
enfants ». Rien à voir avec l’Etat ? Eh bien voyons plutôt !
Voici un
résumé d'un article de Vivienne Wee (« Children, Population Policy, and
the State in Singapore », in Children
and the politics of culture, Sharon Stephens editor, Princeton
University Press, 1995, pp 184-217).
Wee nous parle de l'enfance, de sa
construction comme catégorie opposée aux « adultes » dans un certain
nombre de sociétés … mais pas toutes. Et des rapports de domination que cette
catégorisation produit, et au sein desquels elle s'insère.
Après cet
extrait, nous reviendrons, sans transition, à l'Université, avec une petite
citation de Christine Delphy pour base de départ.
L'université, les relations "enfants" /
"adultes" … vous allez me dire, quel rapport ?
Eh bien
voyons cela.
Avec Vivienne Wee, nous allons explorer une partie de
l’apport des « childhood studies » concernant les relations de
parenté. Les « childhood
studies » (études sur l’enfance), c’est un domaine des sciences sociales
surtout développé dans le monde anglo-saxon pour l’instant. Il s’agit d’étudier
l’enfance et les enfants en partant de l’idée qu’ils ne sont pas uniquement
« agis par les adultes », mais constituent un monde social eux-mêmes,
avec ses règles, et réagissent au monde adulte. Il s’agit également de
questionner l’évidence de « l’enfance » telle qu’on la connait : son
existence n’est pas universelle.
Wee constate qu’il existe quatre domaines de prédilection
des discours savants sur les enfants :
- Ceux
axés sur la socialisation des enfants, leur apprentissage/incorporation de la
culture de leur société – par exemple, l’apprentissage de l’usage des couverts
pour manger, des règles de tenue à table, ou encore l’incorporation des
croyances des adultes, etc.
-
Ceux axés sur l’étude des constructions sociales historiques de
l’enfance comme stade de vie particulier – les études de l’historien Philippe
Ariès sur la relativité de la notion
« d’enfance », et qui,
précisément, servent de base fondatrice aux childhood studies, en font partie.
- Ceux axés sur l’étude des constructions sociopolitiques des enfants.
Ici, le focus est fait sur les matrices sociales dans lesquelles les enfants
sont né/e/s et existent. – par exemple, la « valeur des enfants »,
entendue dans le sens de leur désirabilité en termes de nombre, de genre
(garçon/fille) et de rôle (bouches à nourrir ? Bras supplémentaires pour
le travail dans la famille ? Etres « innocents » qui doivent
passer leur temps à jouer ?).
-
Ceux axés sur les enfants comme acteurs sociaux, sujets pourvus
d’« agency » (« capacité, puissance d’agir ») sociale. Le
focus se fait ici sur leurs stratégies de négociation, d’interprétation et
d’adaptation – par exemple, la construction par les enfants de leur monde
social propre. L’étude de l’anthropologue David Lepoutre sur la Cité des 4000 de la Courneuve , Cœur de banlieue, s’inscrit pleinement dans cet axe.
Mais le point commun existant entre tous ces discours
savants est la thématique des relations entre enfants et société. En outre,
chacun contient certains présupposés implicites concernant les enfants :
par exemple, les trois premiers présument que les enfants sont des objets
pré-humains passifs influencé/e/s, agi/e/s par une société (sous entendu
adulte) à laquelle ils/elles ne seraient pas partie prenante.
J’ajoute que cela n’est pas sans évoquer nos présupposés de
sens commun : l’enfant, n’est-ce pas ce « sauvage »
(éventuellement cette sauvage) que nous nous devons, pour son bien et le nôtre,
de « civiliser » à travers la socialisation, le rôle de la sociologie
ou de l’anthropologie se bornant alors à étudier les modalités de cette
« socialisation » ?
Même le regard psychanalytique, très influent dans notre
pensée, n’est-il pas imprégné de cette vision de l’enfant comme « sauvage
à civiliser », via notamment la description bien connue du « pervers
polymorphe » freudien, suivie des descriptions, effrayantes, de ce
nourrisson proprement diabolique, par Mélanie Klein ?
Le nourrisson, lui, ne peut rien dire de la validité de
toutes ces analyses/projections faites sur lui, puisqu’il ne sait, précisément,
pas encore parler, et que quand il saura, il aura oublié toute cette phase de
sa vie … En revanche, comment ne pas poser l’analogie entre notre vision de
« l’enfant, ce sauvage à civiliser », et notre vision coloniale des
« autres », visible notamment via les discours savants de
l’anthropologie évolutionniste : ces « autres » à civiliser, ne
l’étaient-ils/elles pas, précisément, parce qu’encore situé/e/s au stade de
« l’enfance de l’humanité » ?
Wee, quant à elle, va simplement s’attacher, pour son champ
d’étude, à s’inscrire dans l’axe numéro 3 : celui centré autour de la
question de la « valeur » sociale des enfants, attribuée par les
parents (par exemple via le souhait, parfois fémicide, que l’enfant unique du
foyer, en Chine, soit un garçon pour pouvoir perpétuer le culte des ancêtres),
mais également, ajoute-t-elle, par l’Etat.
En effet, la relation entre les enfants et la société
pourrait être comprise comme constituant une sous-partie de la relation entre
les individus et la société. Mais c’est négliger le rôle de l’Etat, lorsqu’il
existe. Pour le mettre à jour, Wee nous propose de comparer deux idéaux-types
de
formation sociale :
1 – La société comme
surgissant de la population, c’est à dire le cas des sociétés politiquement
non-centralisées (sociétés tribales segmentaires, précise Wee, qui ajoute
ignorer ici, pour des raisons de simplicité du modèle, les formations
hiérarchiques mais non concentrées connues sous le nom de
« chiefdom » [= chefferies]).
2 – La société comme un « surmoi » (overself)
imposé sur la population, c’est à dire le cas des sociétés politiquement
centralisées, des sociétés à Etat.
Dans les sociétés non centralisées, les relations
parent-enfant sont des relations fondamentalement interpersonnelles :
l’enfant est traité/e, de façon inhérente, comme une personne sociale. Dans une
telle société, personne ne peut revendiquer représenter « la
société » comme un surmoi collectif et, sur la base de cette
revendication, s’imposer sur les autres, par exemple sur les ou des enfants.
Wee cite Benjamin qui remarque que les Temiars qu’il étudie sentent
généralement qu’ils n’ont pas de droit à commander le comportement des autres,
même de leurs propres enfants.
Mais la vulnérabilité biosociale (biologique et sociale)
des enfants est pourtant un fait
:
la relation entre ces très jeunes humains et l’ensemble de la société est,
avant tout, une relation de pouvoir asymétrique. Pour commencer bien sûr, les
enfants ne choisissent pas de naître, et, par suite, manquent également de
possibilités de choix concernant leur chemin de vie. Ils/elles constituent
ainsi les nouveaux/elles arrivant/e/s sur qui la culture, considérée comme
l’accumulation historique des choix et actions des autres les ayant
précédé/e/s, va agir. Pour Wee, la naissance (au sens d’acte de reconnaissance
sociale comme l’était le baptême sous l’Ancien Régime, ou l’inscription du nom
à l’état civil aujourd’hui) constitue alors le moment historique par lequel un
être apolitique est plongé dans un réseau politique de relations entre humains,
qui a été forgé par des millénaires de personnes l’ayant précédé/e.
Remarquons
comme nous sommes loin, dans cette manière de penser, du jugement de valeur
implicite qui peut être contenu dans notre idée
« socialisation/civilisation » des enfants : pourtant, l’idée
est si proche.
Dans les sociétés non hiérarchisées, cette vulnérabilité
est interprétée culturellement comme étant subsumée à celle de l’humanité dans
son ensemble, ou, dit autrement, comme constituant une partie simplement
représentative de cette vulnérabilité humaine globale. Ceci fait poser à Wee
l’hypothèse selon laquelle les « enfants » n’y apparaissent pas comme
catégorie à part, marquée, distincte des autres êtres humains et avec qui des
relations spéciales doivent être maintenues. C’est à dire que ces sociétés seraient
des sociétés où la partition enfant/adulte n’aurait tout bonnement pas de sens.
Et, par conséquent, constate Wee, celles et ceux que nous considérons comme
« enfants » y sont traité/e/s violemment dans celles de ces sociétés
où les relations interpersonnelles sont violentes (comme les Yanomamös
étudié/e/s par Chagnon, note Wee), et de façon non-violente dans celles où les
relations interpersonnelles sont non-violentes (comme les Semais étudié/e/s par
Dentan).
En fait, « adultes » (parents) et enfants
émergent comme catégories marquées, distinguées, à travers leur transformation
de relations personnelles dyadiques
en
relations médiatisées, surveillées, et en dernière instance, contrôlées, par
une troisième partie : l’Etat. Dans les sociétés politiquement
hiérarchisées (ou sociétés à Etat), les interactions interpersonnelles sont en
effet fondamentalement hiérarchiques. Cette hiérarchisation produit un espace
social au sommet, qui va être approprié par certains individus revendiquant de
représenter la société comme s’ils en étaient un « surmoi »
(overself) collectif. Et, sur cette base, ils vont s’imposer eux-mêmes sur les
autres, incluant les enfants.
Ces revendications peuvent être faites de façons
légitimantes variées : morales, idéologiques, médicales, légales,
scientifiques, etc ! Dès lors, « l’Etat » peut être analysé
comme une collusion de revendications par certains individus imposés sur tous
les autres.
Ceci induit que les relations interpersonnelles (par exemple
parent-enfant, mari-épouse … ou simplement personne-personne) cessent d’être
dyadiques. Elles sont transformées en relations médiées qui sont surveillées,
et en dernière instance dirigées par l’Etat. Que l’on songe au mariage, ce
contrat défini juridiquement par le Code Civil élaboré par les instances élues
de notre Etat démocratique, en France. Ou encore à la filiation, elle-même
intégralement régulée et contrainte de façon impérative par ce même Code Civil.
Ou encore à nos relations de personne à personne dans la rue, où sortir vêtu/e
de peintures corporelles serait considéré peut-être comme simplement excentrique
en ville, mais clairement qualifié d’atteinte à la pudeur par l’Etat et,
probablement, traité comme tel par ses agents assermentés. Bref, l’Etat est
bien présent et médiatise, en arrière plan, toutes nos relations. D’où le
triangle relationnel proposé par Wee (Wee, 1995, p 185) :
Etat
Parents
Enfant
[Bon, imaginez un trait reliant chaque sommet
"Etat", "Parents", "Enfant" : le post ne veut pas
de mon graphique triangle, désolée]
Potentiellement, existent alors les configurations
relationnelles suivantes :
- (Etat + Parents) opposés à Enfant
- Etat opposé à (Parents + Enfant)
- Etat opposé à Parents opposés à Enfant
- Etat + Parents + Enfant
- Et Wee omet la possibilité (Etat +
Enfant) opposés à Parents, mais c’est probablement parce que, contrairement aux
Parents et à l’Etat, « Enfant » est sans pouvoir.
Les configurations dominantes dans une société donnée
apparaissent reliées à l’interprétation culturelle qu’elle fait de la
vulnérabilité biosociale des enfants. Ces matrices sociales, préconçues par les
parents et l’Etat, accroissent la pression à la conformité sur les enfants,
puisqu’il peut n’y avoir, là, aucune alternative disponible. A l’inverse, les
contradictions entre ces deux pouvoirs pourraient offrir plus d’alternatives,
voire permettre l’évolution de ces matrices sociales et interprétations
culturelles de la vulnérabilité enfantine, dans un sens meilleur pour ces
dernier/e/s.
Partant de ce schéma, Wee distingue deux pôles dans les
sociétés à Etat : exploiter cette vulnérabilité biosociale, ou la
protéger. Ce choix est toujours celui des adultes, qui ont le pouvoir, et non
celui des enfants, qui arrivent dépourvu/e/s de pouvoir. Dans les deux cas, les
enfants sont conçu/e/s, dans ce contexte d’une société à Etat, comme une
catégorie « à part » des adultes.
Dans le modèle d’interprétation « exploitatif »,
les adultes endossent un droit inquestionné sur les enfants. Par exemple, dans la Chine confucianiste, comme
le préconisait Confucius, « si le père dit que le fils doit mourir, alors
le fils doit mourir. Si l’Empereur dit que le sujet doit mourir, alors le sujet
doit mourir ». Le contrat social confucianiste était donc entre l’Etat et
la famille, entre l’Empereur superpatriarche et les familles patriarcales. Dans
un tel contexte, l’existence de l’enfant est conçue non comme un droit humain
fondamental, mais comme un privilège culturel accordé par les adultes détenant
le pouvoir. Et, plus particulièrement ici, donc, par le père détenant le
pouvoir. Il s’agit de la configuration « (Etat + Parents) opposés à
Enfant ». Ou plus exactement (Etat + chef de famille) opposés à Enfant.
L’autre pôle interprétatif est celui où la vulnérabilité biosociale
enfantine est interprétée comme pureté ou innocence, nécessitant la protection
d’adultes responsables. C’est ce second mode d’interprétation, protecteur, qui
sous-tend l’idée de droits de l’enfant nécessitant l’instauration d’une Charte
des Nations Unies par exemple. Au lieu d’aller dans le sens
« naturel » du pouvoir, cette interprétation, centrée sur l’enfant
plutôt que sur l’adulte comme la précédente, cherche à maîtriser ce pouvoir, à
le sublimer, en sorte qu’il est transmuté de « pouvoir adulte » en
« responsabilité » des adultes. Pourtant, Wee fait remarquer que même
cette interprétation n’est pas totalement bienveillante : elle peut mener
à une hypocrisie collective, lorsque les adultes feignent, envers
eux/elles-mêmes et les enfants, que tout ce qui est fait l’est pour le bien des
enfants. Je propose ici de penser à l’exemple juridique de la notion
« d’intérêt de l’enfant » en droit français, qui est toujours, en
réalité, perçu, conçu et évalué par des adultes, n’ayant pas même obligatoirement
entendu ledit/ladite enfant. Wee ajoute que le pouvoir adulte peut aussi être
déguisé en « care », ce qui est une façon de faire obstacle à toute
rébellion, obérée ainsi par le lourd poids de l’ingratitude coupable …"
[La suite dans le prochain post …]
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