Le courriel ci-dessous reproduit a été mis comme pièce à
charge dans le dossier pénal constitué contre son auteure, Sophie Perrin. Il
est censé y illustrer sa violence, sa virulence, sa volonté de harcèlement
moral envers l’université Lyon 2 et/ou ses membres, etc, par l’envoi « de
centaines de messages électroniques à une liste mail constituée de centaines de
destinataires ». Il constitue ainsi les
pages 17 à 29 d’un dossier de 200 pages de ces insupportables courriels qu’il
faut à tout prix faire cesser, soit 6,5% de ce dossier, pas moins.
Ca, une pièce à charge ? Des propos condamnables pénalement ?
Que mon public juge, sur pièce.
Courriel du 22 septembre 2010, 0h03
Objet : Ah, enfin du répondant !
Invitée temporaire du
groupe : Liliane Daligand
C’est que jusqu’à
présent, j’avais beau asticoter, critiquer, aiguillonner, voire pire, pincer,
attaquer, y aller au bulldozer. Et bien dans un silence de mort, en retour,
j’ai entendu juste la voix off, qui, je le rappelle, est une création de mon
esprit, faite pour meubler le silence de mort et éviter un aspect trop
monologue.
Le débat est donc
ouvert par Francine, qu’il me faut vous présenter.
Francine travaille actuellement dans le même bâtiment que moi. Moi, je suis au 3eétage,
elle, au rez-de-chaussée, encore surnommé, particulièrement l’été,« le frigo »,
cependant que le 3e étage pourrait parfois être renommé « le
rotissoir », pour filer la métaphore, mais ça c’est moi et mon aversion pour la
chaleur.
Le bâtiment a été
construit, notamment – notamment, car ce fut un travail d’équipe – par le père
de Francine, et ma foi, c’est du costaud (les problèmes plus haut
évoqués sont dus à la clim’, que d’aucuns nous envieraient).
Francine travaille depuis plusieurs années au service informatique : elle conçoit des
programmes, je suspecte même que les p’tites cases pour lesquelles on me tanne
à la fin du mois (« Sophie, t’as pas rempli ta fiche du mois, il s’rait temps
d’t’y mettre »), c’est un peu de sa faute, ou alors c’est un/e collègue … Les
fiches mensuelles, c’est parce qu’à l’[administration], on aime bien compter, on fait des
stats même sur nous-même.
Mais nous sortons du
bâtiment pour venir sur les bancs de la fac de psychologie, durant les années
1980 : c’était avant la création du congé formation rémunéré dans la fonction
publique (dont j’ai bénéficié), et donc Francine a eu son DEUG en
reprise d’étude tout en devant continuer à travailler à plein temps.
A l’époque, il était
possible de faire de l’ethnologie en même temps, et donc Francine
a fait un dossier sur Mandrin. Lorsque je suis arrivée à la DR [de l'administration] de
Rhône-Alpes, en 2007, elle m’a aussi demandé ce qu’était devenu François
Laplantine, depuis tout ce temps. Donc je lui ai décrit mon prof tel que je le
voyais alors en cours.
Comme une reprise d’études tout en devant travailler à
plein temps, tout en ayant des enfants, tout en … etc, c’est un peu la
quadrature du cercle, Francine n’a pu continuer en licence.
Elle s’est en revanche mise à la peinture, vendant durant plusieurs années au
marché de la création, puis dans une galerie en association. Si vous venez visiter
l’[administration] Rhône-Alpes et apercevez, subrepticement, entre les cloisons grises et
les plantes vertes dans leurs pots, une peinture accrochée au mur (enfin, à un
pilier, car on n’a pas de murs entre les bureaux), dites-vous que l’auteure
vous a été présentée ici et maintenant : Francine continue à
peindre, bien sûr.
A cette présentation
forcément trop succinte, il me faut ajouter un fait important, qui pourrait
passer inaperçu sinon : lorsque je suis arrivée en 2007, j’ai reçu en prêt quelques
livres, comme il se savait que j’étais encore, à temps partiel, en congé
formation en fac d’anthropologie.
Citons le très
humoristique : « l’anthropologie n’est pas un sport dangereux » (quoique …
parlons-en au capitaine Cook).
Puis surtout, cet
ouvrage qui s’est avéré important dans mon travail : le livre de Pascale
Molinier intitulé « Les enjeux psychiques du travail ».
Je connaissais déjà«
souffrance en France », de Dejours (même équipe de recherche), qui m’avait été
transmis par voie syndicale. Disons que les travaux de cette équipe du CNAM,
rédigés de manière lisible, sans fioritures ni esotérisme gratuit, basés sur
des récits de recherches de terrain concrètes (on va ainsi, successivement,
chez les demoiselles du téléphone, les maçons, les aides-soignantes,
notamment), et qui nous parlent des réalités que nous vivons au travail, tout
en nous permettant d’en avoir une proposition d’analyse, ont un succès
explicable auprès d’un certain nombre de syndicalistes notamment.
Bref, la recherche,
ça sert, parfois.
« Les enjeux
psychiques du travail » s’est avéré très utile pour mon mémoire, parce que s’y
trouvait expliquée notamment « la théorie des savoirs situés », et ce, toujours
de façon très lisible.
Or, « la théorie des
savoirs situés », c’est la colonne vertébrale sur laquelle est bâti tout mon
travail.
Voilà donc comment le
livre le plus important de ma bibliographie me vient d’une de mes collègues, et
non de mes profs. Avantage indéniable que j’ai sur des primo-étudiant/e/s, qui,
n’ayant ni collègues ni ex-collègues, ne peuvent bénéficier de ce que ces
personnes pourraient leur apporter.
Comme apparemment un
peu moins de la moitié de la liste n’a pas reçu ce que me réplique Francine, voilà, je retransmets à tout le monde cette fois :
"Ce que je voulais dire, au delà de l'anecdote où
j'ai croisé Liliane Daligand, c'est qu'il y a un processus où tu dois
t'affirmer en victime, et travailler là dessus, même si tu n'as pas pu
dénoncer ton bourreau sur le plan pénal. Et je crois que LD a cette capacité,
sinon, quel travail a-t-elle fait avec les victimes d'attentats ?"
Comme débattre
demande toujours plus de réflexion que monologuer, et que cela fait tout de
même trois mois que je me suis installée, ici même, dans le ronron du monologue
(puisque personne, piqué au vif par mes critiques, n’a cherché à son tour la
petite bête sur mes travaux jusqu'à aujourd'hui exactement), eh bien je
réfléchis encore un peu avant de répondre ;-)
Ce soir, je me
contente donc, pour finir cette introduction, de vous présenter un peu notre
invitée temporaire : j’ai nommé Liliane Daligand, dont j’ai enfin déniché
l’adresse mail (après avoir écumé 4 pages de résultats google pour la trouver –
à Lyon 1, tout simplement) [elle est alors mise, par mes soins, destinataire de ces messages qui parlent d'elle, car il n'est pas respectueux, à mon sens, de parler des personnes en leur absence, surtout lorsqu'il s'agit de critiques à leur égard].
Mais auparavant, je veux faire remarquer aux personnes
qui, comme moi, vivent des anecdotes, que ce sont précisément les anecdotes qui
intéressent l’anthropologue : l’anthropologie d’un lieu, d’une cérémonie, de
tout ce qu’on voudra, ce n’est jamais rien d’autre qu’un tissu d’anecdotes
reccueillies, par le récit ou l’observation, et qui, un peu comme les traits du
dessin donnent un portrait, permettent de tracer les contours, les ombres, les
lumières, les couleurs, du lieu, de la cérémonie, etc (ou, dans mon sujet à
moi, du champ
Ceci étant précisé,
je reviens vers Liliane Daligand. Le dispositif où il est possible de croiser
Liliane Daligand, est celui-ci, nous explique cette dernière :
"Une
consultation spécialisée en médecine légale, en psychiatrie et aide aux victime
a été crée au sein du CHU de Lyon dans les années 70 dans le service d’urgence.
A ses débuts, elle permettait surtout des constats de blessures, des rédactions
de certificats à produire en justice. Sous notre responsabilité, elle a évolué
rapidement vers une prise en charge psychothérapique puis vers une prise en
charge globale médico-légale, psychothérapique, juridique et sociale. Elle
s’articule avec le traitement judiciaire et social des victimes grâce à un
partenariat solide reposant sur des liens permanents avec policiers, gendarmes,
magistrats, avocats, associations d’aide aux victimes, services sociaux et en
établissant un réseau de thérapeutes spécialisés exerçant en service public ou
en privé.
Ce service reçoit toute victime quel que soit l’âge, le sexe, l’événement
traumatique, en urgence ou sur rendez-vous. Depuis les années 90, ce sont ainsi
environ 800 consultations annuelles qui sont assurées au Centre Hospitalier
Lyon-Sud.
Le suivi de victimes peut être court ou long selon la gravité du trama
psychique et son évolution. Il est assuré jusqu’au procès et parfois jusqu’à
l’indemnisation.
Mon expérience clinique porte donc maintenant sur des milliers de victimes et
permet de constater l’amélioration, au fil des ans, de leur traitement à tous
les modes et en particulier judiciaire."
C'est effectivement
un dispositif original, et, comme je l'ai déjà dit (malgré les p'tites critiques d'usage), qui tient la route.
Si des gens veulent
lire un peu de ce que Liliane Daligand écrit, il y a par exemple ce texte,
accessible en ligne, qui est bien représentatif, me semble-t-il.
… avant de remettre,
pour mémoire, juste en-dessous, la partie de mon mémoire qui a déclenché (enfin
!!!) ce début de débat.
(précision : les
changements intempestifs de polices ou de passages de caractères gras en non
gras sont dus à la mauvaise gestion des copiés-collés depuis word par
l'interface de gmail. Voilà c'était pour la pub pour mon sponsor google).
« la place de « victime d’inceste » (ou, plus largement,
victime d’abus sexuels), telle qu’elle est construite socialement, est une
place délégitimante. Cela est visible par exemple dans l’ouvrage de Liliane
Daligand, L’enfant et le diable, accueillir et soigner les victimes de
violences, lorsque l’auteure, médecin légiste et psychiatre expert
auprès des tribunaux, écrit « on peut noter qu’une jeune stagiaire de la crèche
a témoigné de l’attitude de repli sur soi de Noémie, en mettant cela en
parallèle avec son propre passé de victime d’abus sexuel » (Daligand, 2004,
p 147). Les italiques sont de l’auteure, et sa conclusion est, sur cette
affaire, que « les conséquences du signalement ont provoqué des phénomènes
d’angoisse et une souffrance psychique chez tous les membres de cette famille »
(Daligand, 2004, p 149). Voilà une bien lourde culpabilité à porter pour la
jeune stagiaire, ex-victime …
Les seules autres italiques figurant dans le chapitre «
pièces » où est évoquée la« jeune » « stagiaire » au « passé de victime d’abus
sexuel » - rien que cela n’en jetez plus (!), concernent l’examen médical qui
conclue à « l’absence de lésion génito-anale » (donc« RAS »), et celles d’une
expertise pédopsychiatrique qui conclue à un développement non troublé de
l’enfant, tout en signalant une situation de souffrance « par rapport à un
déséquilibre relationnel intransmissible » (Daligand, 2004, p 147).
Il faut remonter plusieurs pages en arrière, donc sortir du
chapitre « pièces », pour lire qu’à la crèche, « la directrice aurait fait «
dire des choses » à Noémie qui présentait des irritations vulvaires depuis
environ un an. Noémie a eu également un herpès buccal et la directrice a
suspecté des abus sexuels. » (Daligand, 2004, p 144). D’autres « signes
d’alerte » suivent, aboutissant à ce que « Finalement, un médecin de la PMI
(Protection Maternelle et Infantile) les aurait obligées à faire un signalement
à la DDASS, puis au procureur de la République. »(Daligand, 2004, p 145).
On le voit, en réalité, le signalement ne s’est pas fait de
manière si « intempestive » qu’il y paraît[1], il a fallu une accumulation de personnes, pas toutes «
jeunes »,« stagiaires », voire, peut-être pire, ayant un « passé de victime
d’abus sexuel », pour arriver à ce résultat.
Résultat que Liliane Daligand classe dans un chapitre de
son ouvrage intitulé « Signalements intempestifs et fausses allégations ». Il
s’agit ici du signalement intempestif.
Le chapitre
commence, en outre, ainsi : « Des observateurs sans expérience mais alertés par
les médias ou responsabilisés par leur administration font, sur des signes
souvent minimes qui donnent prise à leur imagination, sans contrôle, sans
critique préalable, des signalements non fondés. » (Daligand, 2004, p 143).
Et ce qui est important pour nous ici, le fait qu’une
personne « jeune », « stagiaire » (donc inexpérimentée) et au « passé de
victime d’abus sexuel » ait évoqué que l’attitude de Noémie lui rappelait ses
attitudes à elle lorsqu’elle subissait des abus, est utilisé comme pièce « à
charge » pour nous démontrer, presque mathématiquement, ce caractère
intempestif du signalement.
J’emploie à dessein l’expression« démonstration
mathématique », car dans l’ouvrage, sur l’ensemble des cas d’expertise
développés, jamais Liliane Daligand ne fait part du moindre doute éprouvé par
elle : ses décisions, ses diagnostics, sont justifiés exclusivement, en
réalité, par des démonstrations à sens unique, où jamais les points de vue
divergents d’avec celui retenu ne peuvent trouver le moindre crédit, ni même,
d’ailleurs, la moindre existence. Le signalement est intempestif, il s’agit de
fausses allégations, il s’agit d’un signalement justifié : j’en suis sûre, nous
affirme-t-elle à chaque fois. D’ailleurs, elle ne l’écrit même pas : si nous
lisions « j’en suis sûre »sous sa plume, nous pourrions en effet, au moins,
commencer à penser :« ah, elle aurait donc pu ne pas être sûre ? ».
L’ouvrage apparaît alors comme une entreprise
d’auto-renforcement de sa légitimité par cette personne déjà légitime de par
ses statuts de médecin légiste et expert psychiatre.
Insidieusement, nous avons donc effectué là « un
déplacement depuis la question de la vérité vers la question du pouvoir – et du
pouvoir de parole en particulier » (Michel Agier, 2006, p. 156). Mais cela,
Liliane Daligand ne nous le dit pas, nous laissant accroire que le pouvoir, et
en particulier celui qu’elle exerce, détient la vérité.
Mais, plus précisément, que s’est-il passé, le temps de la
lecture de la page 147 de l’ouvrage de Liliane Daligand ?
Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire,
développe le concept de rites d’institution.
Ceci, à partir d’un ré-examen critique du concept de «
rites de passage » développés par Van Gennep et Turner, d’une part, et du
concept de « performatif » exposé par Austin, d’autre part.
Le performatif, c’est cette faculté qu’ont les mots d’agir
sur la réalité, nous apprenait Austin : ainsi, dire « je te sacre » ou « je
vous déclare mariés »modifie le réel. Mais Pierre Bourdieu met l’accent sur le
fait que n’importe qui ne peut dire « je te sacre » ou « je vous déclare mariés
» : « C’est ce qu’oublient les linguistes qui, dans la lignée d’Austin,
cherchent dans les mots eux-mêmes la « force illocutionnaire » qu’ils
détiennent parfois en tant que performatifs »(Bourdieu, 1982, p 132). Pour
Bourdieu, ce n’est pas dans le langage qu’il faut chercher, mais dans les
rapports sociaux, puisque « La plupart des conditions qui doivent être remplies
pour qu’un énoncé performatif réussisse se réduisent à l’adéquation du locuteur
– ou, mieux, de sa fonction sociale – et du discours qu’il prononce : un énoncé
performatif est voué à l’échec toutes les fois qu’il n’est pas prononcé par une
personne ayant le« pouvoir » de le prononcer » (Bourdieu, 1982, p 109). C’est
pourquoi il ne suffit pas à la jeune stagiaire de répondre à Liliane Daligand
que son expérience en vaut bien une autre, pour pouvoir sortir de la liste des
pièces « à charge » du dossier. En effet, c’est Liliane Daligand qui, puisque
médecin légiste et expert psychiatre, a ici le pouvoir de parole.
Et si elle l’a, c’est parce qu’elle a effectué les rites de
passage lui permettant d’user des titres de médecin légiste et expert
psychiatre, contrairement à la jeune stagiaire. Ces rites de passage ont été
nommés et décomposés par Van Gennep et Turner : ils comportent trois phases. La
phase de séparation, la phase de liminalité et celle d’intégration. Par
exemple, l’entrée en faculté de médecine sépare Liliane Daligand des
non-médecins. Mais elle n’est pas encore médecin, et ce, pour une durée d’au
moins huit ans : c’est la phase de liminalité, caractérisée par le fait qu’on
n’est plus comme les membres du groupe d’où on est issu/e … mais pas encore
partie prenante du groupe auquel on aspire à participer. Enfin, la phase
d’intégration est celle par laquelle, via la soutenance du doctorat en médecine
(spécialisation psychiatrie) Liliane Daligand acquiert la légitimité d’exercer
la médecine et la psychiatrie, devient pair des autres médecins psychiatres.
Mais Pierre Bourdieu se demande alors « si, en mettant
l’accent sur le passage temporel – de l’enfance à l’âge adulte par exemple [ou
du statut de profane au statut de médecin] - ,cette théorie ne masque pas un
des effets essentiels du rite, à savoir de séparerceux qui l’ont subi
non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en
aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que
ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas. » (Bourdieu, 1982, p 121). Il
propose donc de parler, plutôt que de rites de passage, de rites d’institution
(« en donnant à ce mot le sens actif qu’il a par exemple dans l’expression «
institution d’un héritier » » (Bourdieu, 1982, p 121)).
Et de changer d’angle de vue, puisque « En marquant solennellement
le passage d’une ligne qui instaure une division fondamentale de l’ordre
social, le rite attire l’attention de l’observateur vers le passage (d’où
l’expression rite de passage), alors que l’important est la ligne [de
séparation]. Cette ligne, en effet, que sépare-t-elle ? Un avant et un après,
bien sûr : l’enfant non circoncis et l’enfant circoncis (…). En réalité, le
plus important, et qui passe inaperçu, c’est la division qu’elle opère entre
l’ensemble de ceux qui sont justiciables de la circoncision, les garçons, les
hommes, enfants ou adultes, de ceux qui ne le sont pas, c’est à dire les
fillettes et les femmes. » (Bourdieu, 1982, p 122).
Le plus important, c’est la ligne de séparation, arbitraire
et ainsi légitimée, entre les instituables et les non instituables : quel
rapport avec notre propos ?
Les incestées apparaissent maintenant ouvertement dans
différents champs : le champ littéraire, le champ thérapeutique,
principalement.
Monique Wittig remarquait que si l’on écrit un texte
évoquant, par exemple, l’homosexualité parmi ses thèmes, « Le texte donc qui
accueille un tel thème [peut voir] une de ses parties prises pour le tout, un
des éléments constituants du texte pris pour tout le texte et le livre devenir
un symbole, un manifeste. Quand cela arrive, le texte cesse d’opérer au niveau
littéraire, il est l’objet de déconsidération en ce sens qu’on cesse de le
considérer en relation avec les textes équivalents. Cela devient un texte à
thème social et il attire l’attention sur un problème social. Quand cela arrive
à un texte il est détourné de son but premier qui est de changer la réalité
textuelle dans laquelle il s’inscrit. (…) Il n’intéresse plus que les
homosexuels. » (Wittig, 2007, p 91-92). Dans le champ littéraire, les ouvrages
publiés évoquant le thème de l’inceste sont quasiment tous des ouvrages de
témoignages. Ils ne sont pas référencés comme des œuvres littéraires à
proprement parler[2]. Ils attirent l’attention de ceux et celles qui veulent
bien les lire sur un problème social : l’inceste. Ils n’intéressent que les
incesté/e/s, ou presque ?
Ils montrent surtout la position subordonnée dans le champ
littéraire, des ouvrages parus évoquant l’inceste, même si un certain nombre
sont écrits d’une façon qui pourrait mériter le qualificatif de « littéraire ».
Dès lors, on peut poser la question : les incesté/e/s sont-elles/ils
instituables dans le champ littéraire ?
Certains ouvrages
sortent néanmoins du domaine de la littérature de témoignage, pour s’engager
sur le chemin de la réflexivité : « voilà quel a été mon parcours en tant
qu’incestée, et voilà comment je peux l’analyser à travers les outils de la
psychologie et des récits de vie », nous dit en substance Mary Odile,
aujourd’hui thérapeute suite à ce travail réflexif validé par l’université.
Mais il aura fallu qu’elle fréquente deux universités avant de parvenir à cette
validation … En effet, lorsqu’on lui demande « Repérez dans votre histoire de
vie ce qui a été formateur pour vous », elle cache son vécu, car :« Je me
retrouvais face à un véritable paradoxe : j’avais vécu des situations désignées
comme « déstructurantes » par notre culture. Mais si j’étais là, dans cette
formation, c’était grâce à elles. C’est donc que je les avais transformées pour
en tirer des leçons, des apprentissages. Mais culturellement admises comme «
déstructurantes », je prenais un très gros risque si je décidais d’en parler :
celui d’être vue comme une« déstructurée » » (Mary Odile, 2006, p 72). Ou
d’être vue comme une jeune stagiaire de crèche au passé stigmatisant ?
Elle poursuit : «
Comment raconter mon parcours sans rien dire de mon histoire ?? J’étais
tellement dans la peur d’être jugée, étiquetée, qu’à chaque prise de parole, je
fondais en larmes. Pourtant, je ne disais rien de ma vie. (…) En juin 1999, je
présentais mon mémoire de première année et ma question de recherche. Je
réussis le défi de ne jamais parler de mon implication dans mon sujet. Alors
qu’on me proposait exactement l’inverse. Cela devenait difficile. Le groupe
m’interpella sur le fait de ne jamais dire « je ». » (Mary Odile, 2006, p 73). C’est
au bout de cette année qu’elle prend son courage à deux mains : « Finalement,
je me décidais à parler à mes formateurs. Un par un. L’un après l’autre. Oh, je
ne leur ai pas dit grand chose. J’ai simplement lâché le mot« inceste ». Ils
ont tous eu sur le coup exactement la même réaction : devenir blêmes, livides
et distants. (…) Et puis ils ont insisté sur le fait que je n’avais pas à en
parler dans ce lieu de formation. Ni dans mon mémoire. » (Mary Odile, 2006, p
73). Alors que c’était le principe même de la formation : partir de son vécu
pour en tirer ce qui y avait été formateur pour soi. Pour cette université, et
ces formateurs, Mary Odile n’était donc tout simplement pas instituable, puisque
incestée. Ou alors, il aurait fallu qu’elle fasse semblant d’avoir une autre
histoire, sans abus incestueux , bref, il aurait fallu qu’elle se taise.
Il faudra attendre
2004 avant qu’elle trouve une université plus accueillante et y valide son
travail. Validation suite à laquelle elle exerce en tant que thérapeute,
animatrice de groupes de parole, etc, notamment pour des incestées. Mais elle
n’est ni médecin psychiatre, ni même « simplement » psychologue clinicienne, et
encore moins psychanalyste : tout au bas de la hiérarchie interne au champ «
psy », elle est simplement psychothérapeute. En aucun cas,
elle n’aura donc la légitimité d’une Liliane Daligand pour s’exprimer sur
l’inceste …
Non qu’il n’y
aurait aucun/e psychiatre, psychanalyste ou psychologue qui aurait été
incesté/e. Mais, simplement, il vaut mieux que cela ne se sache pas. Dorothée
Dussy remarque à cet égard que « Déroger à la règle du silence sur l’inceste
revenant à perturber l’ordre social, il n’est pas anodin de constater qu’il n’y
a quasiment que des femmes et des enfants, c’est à dire les groupes qui ont le
moins de poids dans l’exercice du pouvoir et le moins de légitimité
représentative de l’ordre social, qui révèlent l’inceste » (Dussy, 2009, p
133). C’est ainsi que sur des forums internet d’entraide entre incesté/e/s, il
est possible de lire les dilemmes d’une telle, éducatrice, d’une telle autre,
psychiatre : les enfants leur confient plus souvent qu’à d’autres ces
choses-là, comment expliquer, justifier cela aux collègues ou à la hiérarchie
sans dire cette partie de son passé à soi ? Ou encore elles ont des savoirs sur
les maltraitances qui transparaissent, d’où leur viennent-ils ? Pourvu que
personne ne pense à l’explication, s’inquiètent-elles, restant seules avec ce
vécu à cacher comme un secret honteux, alors, précisément, qu’il leur sert pour
comprendre les jeunes victimes et les mécanismes des maltraitances qu’elles
subissent …
Pendant ce temps,
Liliane Daligand continue d’offrir ses propos à notre lecture : retournons au
tout début de l’ouvrage, qui s’intitule, précisément, « avant propos ».Elle y
relate son parcours de vie, de façon émouvante et touchante. La première phrase
est : « J’aurais voulu être trapéziste, faire le saut de l’ange ou de la mort.
Mais à 16 ans, en terminale, j’ai décidé d’être psychanalyste » (Daligand,
2004, p 17). Comment cette ex-ado suicidaire peut-elle être ainsi plus légitime
à nos yeux qu’une stagiaire en crèche ex-victime d’abus sexuels ?
Pierre Bourdieu
remarque alors, fort à propos, l’existence de ce qu’il appelle des stratégies
de condescendance : « le consacré condescendant choisit délibérément de passer
la ligne ; il a le privilège des privilèges, celui qui consiste à prendre des
libertés avec son privilège. C’est ainsi qu’en matière d’usage de la langue,
les bourgeois et surtout les intellectuels peuvent se permettre des formes
d’hypocorrection, de relâchement, qui sont interdites aux petits bourgeois,
condamnés à l’hypercorrection. » (Bourdieu, 1982, p 131). C’est ainsi que
Liliane Daligand peut nous confier avoir eu pour idée un jour de faire le saut
de l’ange, puis délégitimer les incestées en tant que porteuses de
connaissances sur l’inceste (au contraire, arguer de son expérience d’incestée
constitue une pièce « à charge »). Contrairement à Mary Odile ou aux incestées
auteures de témoignages littéraires, elle est suffisamment légitime pour cela.
Il faut noter que ce modèle d’expertise, où si l’on est passé/e par
l’expérience dont il est question, on ne peut être légitime, est à l’opposé du
modèle chamanique concernant les maladies : on ne peut être chamane que
si l’on a été touché par le mal que l’on a la vocation de guérir. Las, on ne
peut parler légitimement sur l’inceste quesi l’on n’a pas été incesté/e
… et c’est dans ce contexte-là que j’effectue quant à moi ma recherche. »
(Perrin, 2010, pp 41-45, dès à présent disponible en consultation sur place
dans la BU de Lyon 2 Bron, et très prochainement sur vos écrans internet).
Merci !
RépondreSupprimerThank you !
Nice blog tambem, com muitos descobiertas e viajes ! (sorry for the bad writing langage : this one is an old remembering for me...)