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Bonne lecture à vous, espérant qu'elle vous sera plaisante.

mardi 26 février 2013

Liliane Daligand ? épisode n°2


Le courriel ci-dessous reproduit a été mis comme pièce à charge dans le dossier pénal constitué contre son auteure, Sophie Perrin. Il est censé y illustrer sa violence, sa virulence, sa volonté de harcèlement moral envers l’université Lyon 2 et/ou ses membres, etc, par l’envoi « de centaines de messages électroniques à une liste mail constituée de centaines de destinataires ». Il constitue ainsi les pages 17 à 29 d’un dossier de 200 pages de ces insupportables courriels qu’il faut à tout prix faire cesser, soit 6,5% de ce dossier, pas moins.
Ca, une pièce à charge ? Des propos condamnables pénalement ?
Que mon public juge, sur pièce.


Courriel du 22 septembre 2010, 0h03
Objet : Ah, enfin du répondant !


Invitée temporaire du groupe : Liliane Daligand

C’est que jusqu’à présent, j’avais beau asticoter, critiquer, aiguillonner, voire pire, pincer, attaquer, y aller au bulldozer. Et bien dans un silence de mort, en retour, j’ai entendu juste la voix off, qui, je le rappelle, est une création de mon esprit, faite pour meubler le silence de mort et éviter un aspect trop monologue.

Le débat est donc ouvert par Francine, qu’il me faut vous présenter.


Francine travaille actuellement dans le même bâtiment que moi. Moi, je suis au 3eétage, elle, au rez-de-chaussée, encore surnommé, particulièrement l’été,« le frigo », cependant que le 3e étage pourrait parfois être renommé « le rotissoir », pour filer la métaphore, mais ça c’est moi et mon aversion pour la chaleur.

Le bâtiment a été construit, notamment – notamment, car ce fut un travail d’équipe – par le père de Francine, et ma foi, c’est du costaud (les problèmes plus haut évoqués sont dus à la clim’, que d’aucuns nous envieraient).

Francine travaille depuis plusieurs années au service informatique : elle conçoit des programmes, je suspecte même que les p’tites cases pour lesquelles on me tanne à la fin du mois (« Sophie, t’as pas rempli ta fiche du mois, il s’rait temps d’t’y mettre »), c’est un peu de sa faute, ou alors c’est un/e collègue … Les fiches mensuelles, c’est parce qu’à l’[administration], on aime bien compter, on fait des stats même sur nous-même.

Mais nous sortons du bâtiment pour venir sur les bancs de la fac de psychologie, durant les années 1980 : c’était avant la création du congé formation rémunéré dans la fonction publique (dont j’ai bénéficié), et donc Francine a eu son DEUG en reprise d’étude tout en devant continuer à travailler à plein temps.

A l’époque, il était possible de faire de l’ethnologie en même temps, et donc Francine a fait un dossier sur Mandrin. Lorsque je suis arrivée à la DR [de l'administration] de Rhône-Alpes, en 2007, elle m’a aussi demandé ce qu’était devenu François Laplantine, depuis tout ce temps. Donc je lui ai décrit mon prof tel que je le voyais alors en cours.

Comme une reprise d’études tout en devant travailler à plein temps, tout en ayant des enfants, tout en … etc, c’est un peu la quadrature du cercle, Francine n’a pu continuer en licence.
Elle s’est en revanche mise à la peinture, vendant durant plusieurs années au marché de la création, puis dans une galerie en association. Si vous venez visiter l’[administration] Rhône-Alpes et apercevez, subrepticement, entre les cloisons grises et les plantes vertes dans leurs pots, une peinture accrochée au mur (enfin, à un pilier, car on n’a pas de murs entre les bureaux), dites-vous que l’auteure vous a été présentée ici et maintenant :
Francine continue à peindre, bien sûr.

A cette présentation forcément trop succinte, il me faut ajouter un fait important, qui pourrait passer inaperçu sinon : lorsque je suis arrivée en 2007, j’ai reçu en prêt quelques livres, comme il se savait que j’étais encore, à temps partiel, en congé formation en fac d’anthropologie.

Citons le très humoristique : « l’anthropologie n’est pas un sport dangereux » (quoique … parlons-en au capitaine Cook).

Puis surtout, cet ouvrage qui s’est avéré important dans mon travail : le livre de Pascale Molinier intitulé « Les enjeux psychiques du travail ».

Je connaissais déjà« souffrance en France », de Dejours (même équipe de recherche), qui m’avait été transmis par voie syndicale. Disons que les travaux de cette équipe du CNAM, rédigés de manière lisible, sans fioritures ni esotérisme gratuit, basés sur des récits de recherches de terrain concrètes (on va ainsi, successivement, chez les demoiselles du téléphone, les maçons, les aides-soignantes, notamment), et qui nous parlent des réalités que nous vivons au travail, tout en nous permettant d’en avoir une proposition d’analyse, ont un succès explicable auprès d’un certain nombre de syndicalistes notamment.

Bref, la recherche, ça sert, parfois.

« Les enjeux psychiques du travail » s’est avéré très utile pour mon mémoire, parce que s’y trouvait expliquée notamment « la théorie des savoirs situés », et ce, toujours de façon très lisible.

Or, « la théorie des savoirs situés », c’est la colonne vertébrale sur laquelle est bâti tout mon travail.

Voilà donc comment le livre le plus important de ma bibliographie me vient d’une de mes collègues, et non de mes profs. Avantage indéniable que j’ai sur des primo-étudiant/e/s, qui, n’ayant ni collègues ni ex-collègues, ne peuvent bénéficier de ce que ces personnes pourraient leur apporter.

Comme apparemment un peu moins de la moitié de la liste n’a pas reçu ce que me réplique Francine, voilà, je retransmets à tout le monde cette fois :

"Ce que je voulais dire, au delà de l'anecdote où j'ai croisé Liliane Daligand, c'est qu'il y a un processus où tu dois t'affirmer en victime, et travailler là dessus, même si tu n'as pas pu dénoncer ton bourreau sur le plan pénal. Et je crois que LD a cette capacité, sinon, quel travail a-t-elle fait avec les victimes d'attentats ?"

Comme débattre demande toujours plus de réflexion que monologuer, et que cela fait tout de même trois mois que je me suis installée, ici même, dans le ronron du monologue (puisque personne, piqué au vif par mes critiques, n’a cherché à son tour la petite bête sur mes travaux jusqu'à aujourd'hui exactement), eh bien je réfléchis encore un peu avant de répondre ;-)

Ce soir, je me contente donc, pour finir cette introduction, de vous présenter un peu notre invitée temporaire : j’ai nommé Liliane Daligand, dont j’ai enfin déniché l’adresse mail (après avoir écumé 4 pages de résultats google pour la trouver – à Lyon 1, tout simplement) [elle est alors mise, par mes soins, destinataire de ces messages qui parlent d'elle, car il n'est pas respectueux, à mon sens, de parler des personnes en leur absence, surtout lorsqu'il s'agit de critiques à leur égard].
Mais auparavant, je veux faire remarquer aux personnes qui, comme moi, vivent des anecdotes, que ce sont précisément les anecdotes qui intéressent l’anthropologue : l’anthropologie d’un lieu, d’une cérémonie, de tout ce qu’on voudra, ce n’est jamais rien d’autre qu’un tissu d’anecdotes reccueillies, par le récit ou l’observation, et qui, un peu comme les traits du dessin donnent un portrait, permettent de tracer les contours, les ombres, les lumières, les couleurs, du lieu, de la cérémonie, etc (ou, dans mon sujet à moi, du champ
de ruines). Exemple : le portrait de la ville d'Alicante puis de Sofia vue par le regard d’Alain Tarrius.

Ceci étant précisé, je reviens vers Liliane Daligand. Le dispositif où il est possible de croiser Liliane Daligand, est celui-ci, nous explique cette dernière :

"Une consultation spécialisée en médecine légale, en psychiatrie et aide aux victime a été crée au sein du CHU de Lyon dans les années 70 dans le service d’urgence. A ses débuts, elle permettait surtout des constats de blessures, des rédactions de certificats à produire en justice. Sous notre responsabilité, elle a évolué rapidement vers une prise en charge psychothérapique puis vers une prise en charge globale médico-légale, psychothérapique, juridique et sociale. Elle s’articule avec le traitement judiciaire et social des victimes grâce à un partenariat solide reposant sur des liens permanents avec policiers, gendarmes, magistrats, avocats, associations d’aide aux victimes, services sociaux et en établissant un réseau de thérapeutes spécialisés exerçant en service public ou en privé.

Ce service reçoit toute victime quel que soit l’âge, le sexe, l’événement traumatique, en urgence ou sur rendez-vous. Depuis les années 90, ce sont ainsi environ 800 consultations annuelles qui sont assurées au Centre Hospitalier Lyon-Sud.

Le suivi de victimes peut être court ou long selon la gravité du trama psychique et son évolution. Il est assuré jusqu’au procès et parfois jusqu’à l’indemnisation.

Mon expérience clinique porte donc maintenant sur des milliers de victimes et permet de constater l’amélioration, au fil des ans, de leur traitement à tous les modes et en particulier judiciaire."


C'est effectivement un dispositif original, et, comme je l'ai déjà dit (malgré les p'tites critiques d'usage), qui tient la route.

Si des gens veulent lire un peu de ce que Liliane Daligand écrit, il y a par exemple ce texte, accessible en ligne, qui est bien représentatif, me semble-t-il.

Ensuite, pour une présentation bien plus complète, je me permets de renvoyer tout simplement là : criminologie université de Pau

… avant de remettre, pour mémoire, juste en-dessous, la partie de mon mémoire qui a déclenché (enfin !!!) ce début de débat.

(précision : les changements intempestifs de polices ou de passages de caractères gras en non gras sont dus à la mauvaise gestion des copiés-collés depuis word par l'interface de gmail. Voilà c'était pour la pub pour mon sponsor google).

« la place de « victime d’inceste » (ou, plus largement, victime d’abus sexuels), telle qu’elle est construite socialement, est une place délégitimante. Cela est visible par exemple dans l’ouvrage de Liliane Daligand, L’enfant et le diable, accueillir et soigner les victimes de violences, lorsque l’auteure, médecin légiste et psychiatre expert auprès des tribunaux, écrit « on peut noter qu’une jeune stagiaire de la crèche a témoigné de l’attitude de repli sur soi de Noémie, en mettant cela en parallèle avec son propre passé de victime d’abus sexuel » (Daligand, 2004, p 147). Les italiques sont de l’auteure, et sa conclusion est, sur cette affaire, que « les conséquences du signalement ont provoqué des phénomènes d’angoisse et une souffrance psychique chez tous les membres de cette famille » (Daligand, 2004, p 149). Voilà une bien lourde culpabilité à porter pour la jeune stagiaire, ex-victime …

Les seules autres italiques figurant dans le chapitre « pièces » où est évoquée la« jeune » « stagiaire » au « passé de victime d’abus sexuel » - rien que cela n’en jetez plus (!), concernent l’examen médical qui conclue à « l’absence de lésion génito-anale » (donc« RAS »), et celles d’une expertise pédopsychiatrique qui conclue à un développement non troublé de l’enfant, tout en signalant une situation de souffrance « par rapport à un déséquilibre relationnel intransmissible » (Daligand, 2004, p 147).

Il faut remonter plusieurs pages en arrière, donc sortir du chapitre « pièces », pour lire qu’à la crèche, « la directrice aurait fait « dire des choses » à Noémie qui présentait des irritations vulvaires depuis environ un an. Noémie a eu également un herpès buccal et la directrice a suspecté des abus sexuels. » (Daligand, 2004, p 144). D’autres « signes d’alerte » suivent, aboutissant à ce que « Finalement, un médecin de la PMI (Protection Maternelle et Infantile) les aurait obligées à faire un signalement à la DDASS, puis au procureur de la République. »(Daligand, 2004, p 145).

On le voit, en réalité, le signalement ne s’est pas fait de manière si « intempestive » qu’il y paraît[1], il a fallu une accumulation de personnes, pas toutes « jeunes »,« stagiaires », voire, peut-être pire, ayant un « passé de victime d’abus sexuel », pour arriver à ce résultat.

Résultat que Liliane Daligand classe dans un chapitre de son ouvrage intitulé « Signalements intempestifs et fausses allégations ». Il s’agit ici du signalement intempestif.

Le chapitre commence, en outre, ainsi : « Des observateurs sans expérience mais alertés par les médias ou responsabilisés par leur administration font, sur des signes souvent minimes qui donnent prise à leur imagination, sans contrôle, sans critique préalable, des signalements non fondés. » (Daligand, 2004, p 143).

Et ce qui est important pour nous ici, le fait qu’une personne « jeune », « stagiaire » (donc inexpérimentée) et au « passé de victime d’abus sexuel » ait évoqué que l’attitude de Noémie lui rappelait ses attitudes à elle lorsqu’elle subissait des abus, est utilisé comme pièce « à charge » pour nous démontrer, presque mathématiquement, ce caractère intempestif du signalement.

J’emploie à dessein l’expression« démonstration mathématique », car dans l’ouvrage, sur l’ensemble des cas d’expertise développés, jamais Liliane Daligand ne fait part du moindre doute éprouvé par elle : ses décisions, ses diagnostics, sont justifiés exclusivement, en réalité, par des démonstrations à sens unique, où jamais les points de vue divergents d’avec celui retenu ne peuvent trouver le moindre crédit, ni même, d’ailleurs, la moindre existence. Le signalement est intempestif, il s’agit de fausses allégations, il s’agit d’un signalement justifié : j’en suis sûre, nous affirme-t-elle à chaque fois. D’ailleurs, elle ne l’écrit même pas : si nous lisions « j’en suis sûre »sous sa plume, nous pourrions en effet, au moins, commencer à penser :« ah, elle aurait donc pu ne pas être sûre ? ».

L’ouvrage apparaît alors comme une entreprise d’auto-renforcement de sa légitimité par cette personne déjà légitime de par ses statuts de médecin légiste et expert psychiatre.

Insidieusement, nous avons donc effectué là « un déplacement depuis la question de la vérité vers la question du pouvoir – et du pouvoir de parole en particulier » (Michel Agier, 2006, p. 156). Mais cela, Liliane Daligand ne nous le dit pas, nous laissant accroire que le pouvoir, et en particulier celui qu’elle exerce, détient la vérité.

Mais, plus précisément, que s’est-il passé, le temps de la lecture de la page 147 de l’ouvrage de Liliane Daligand ?

Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, développe le concept de rites d’institution.

Ceci, à partir d’un ré-examen critique du concept de « rites de passage » développés par Van Gennep et Turner, d’une part, et du concept de « performatif » exposé par Austin, d’autre part.

Le performatif, c’est cette faculté qu’ont les mots d’agir sur la réalité, nous apprenait Austin : ainsi, dire « je te sacre » ou « je vous déclare mariés »modifie le réel. Mais Pierre Bourdieu met l’accent sur le fait que n’importe qui ne peut dire « je te sacre » ou « je vous déclare mariés » : « C’est ce qu’oublient les linguistes qui, dans la lignée d’Austin, cherchent dans les mots eux-mêmes la « force illocutionnaire » qu’ils détiennent parfois en tant que performatifs »(Bourdieu, 1982, p 132). Pour Bourdieu, ce n’est pas dans le langage qu’il faut chercher, mais dans les rapports sociaux, puisque « La plupart des conditions qui doivent être remplies pour qu’un énoncé performatif réussisse se réduisent à l’adéquation du locuteur – ou, mieux, de sa fonction sociale – et du discours qu’il prononce : un énoncé performatif est voué à l’échec toutes les fois qu’il n’est pas prononcé par une personne ayant le« pouvoir » de le prononcer » (Bourdieu, 1982, p 109). C’est pourquoi il ne suffit pas à la jeune stagiaire de répondre à Liliane Daligand que son expérience en vaut bien une autre, pour pouvoir sortir de la liste des pièces « à charge » du dossier. En effet, c’est Liliane Daligand qui, puisque médecin légiste et expert psychiatre, a ici le pouvoir de parole.

Et si elle l’a, c’est parce qu’elle a effectué les rites de passage lui permettant d’user des titres de médecin légiste et expert psychiatre, contrairement à la jeune stagiaire. Ces rites de passage ont été nommés et décomposés par Van Gennep et Turner : ils comportent trois phases. La phase de séparation, la phase de liminalité et celle d’intégration. Par exemple, l’entrée en faculté de médecine sépare Liliane Daligand des non-médecins. Mais elle n’est pas encore médecin, et ce, pour une durée d’au moins huit ans : c’est la phase de liminalité, caractérisée par le fait qu’on n’est plus comme les membres du groupe d’où on est issu/e … mais pas encore partie prenante du groupe auquel on aspire à participer. Enfin, la phase d’intégration est celle par laquelle, via la soutenance du doctorat en médecine (spécialisation psychiatrie) Liliane Daligand acquiert la légitimité d’exercer la médecine et la psychiatrie, devient pair des autres médecins psychiatres.
Mais Pierre Bourdieu se demande alors « si, en mettant l’accent sur le passage temporel – de l’enfance à l’âge adulte par exemple [ou du statut de profane au statut de médecin] - ,cette théorie ne masque pas un des effets essentiels du rite, à savoir de séparerceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas. » (Bourdieu, 1982, p 121). Il propose donc de parler, plutôt que de rites de passage, de rites d’institution (« en donnant à ce mot le sens actif qu’il a par exemple dans l’expression « institution d’un héritier » » (Bourdieu, 1982, p 121)).
Et de changer d’angle de vue, puisque « En marquant solennellement le passage d’une ligne qui instaure une division fondamentale de l’ordre social, le rite attire l’attention de l’observateur vers le passage (d’où l’expression rite de passage), alors que l’important est la ligne [de séparation]. Cette ligne, en effet, que sépare-t-elle ? Un avant et un après, bien sûr : l’enfant non circoncis et l’enfant circoncis (…). En réalité, le plus important, et qui passe inaperçu, c’est la division qu’elle opère entre l’ensemble de ceux qui sont justiciables de la circoncision, les garçons, les hommes, enfants ou adultes, de ceux qui ne le sont pas, c’est à dire les fillettes et les femmes. » (Bourdieu, 1982, p 122).

Le plus important, c’est la ligne de séparation, arbitraire et ainsi légitimée, entre les instituables et les non instituables : quel rapport avec notre propos ?

Les incestées apparaissent maintenant ouvertement dans différents champs : le champ littéraire, le champ thérapeutique, principalement.

Monique Wittig remarquait que si l’on écrit un texte évoquant, par exemple, l’homosexualité parmi ses thèmes, « Le texte donc qui accueille un tel thème [peut voir] une de ses parties prises pour le tout, un des éléments constituants du texte pris pour tout le texte et le livre devenir un symbole, un manifeste. Quand cela arrive, le texte cesse d’opérer au niveau littéraire, il est l’objet de déconsidération en ce sens qu’on cesse de le considérer en relation avec les textes équivalents. Cela devient un texte à thème social et il attire l’attention sur un problème social. Quand cela arrive à un texte il est détourné de son but premier qui est de changer la réalité textuelle dans laquelle il s’inscrit. (…) Il n’intéresse plus que les homosexuels. » (Wittig, 2007, p 91-92). Dans le champ littéraire, les ouvrages publiés évoquant le thème de l’inceste sont quasiment tous des ouvrages de témoignages. Ils ne sont pas référencés comme des œuvres littéraires à proprement parler[2]. Ils attirent l’attention de ceux et celles qui veulent bien les lire sur un problème social : l’inceste. Ils n’intéressent que les incesté/e/s, ou presque ?

Ils montrent surtout la position subordonnée dans le champ littéraire, des ouvrages parus évoquant l’inceste, même si un certain nombre sont écrits d’une façon qui pourrait mériter le qualificatif de « littéraire ». Dès lors, on peut poser la question : les incesté/e/s sont-elles/ils instituables dans le champ littéraire ?

Certains ouvrages sortent néanmoins du domaine de la littérature de témoignage, pour s’engager sur le chemin de la réflexivité : « voilà quel a été mon parcours en tant qu’incestée, et voilà comment je peux l’analyser à travers les outils de la psychologie et des récits de vie », nous dit en substance Mary Odile, aujourd’hui thérapeute suite à ce travail réflexif validé par l’université. Mais il aura fallu qu’elle fréquente deux universités avant de parvenir à cette validation … En effet, lorsqu’on lui demande « Repérez dans votre histoire de vie ce qui a été formateur pour vous », elle cache son vécu, car :« Je me retrouvais face à un véritable paradoxe : j’avais vécu des situations désignées comme « déstructurantes » par notre culture. Mais si j’étais là, dans cette formation, c’était grâce à elles. C’est donc que je les avais transformées pour en tirer des leçons, des apprentissages. Mais culturellement admises comme « déstructurantes », je prenais un très gros risque si je décidais d’en parler : celui d’être vue comme une« déstructurée » » (Mary Odile, 2006, p 72). Ou d’être vue comme une jeune stagiaire de crèche au passé stigmatisant ?

Elle poursuit : « Comment raconter mon parcours sans rien dire de mon histoire ?? J’étais tellement dans la peur d’être jugée, étiquetée, qu’à chaque prise de parole, je fondais en larmes. Pourtant, je ne disais rien de ma vie. (…) En juin 1999, je présentais mon mémoire de première année et ma question de recherche. Je réussis le défi de ne jamais parler de mon implication dans mon sujet. Alors qu’on me proposait exactement l’inverse. Cela devenait difficile. Le groupe m’interpella sur le fait de ne jamais dire « je ». » (Mary Odile, 2006, p 73). C’est au bout de cette année qu’elle prend son courage à deux mains : « Finalement, je me décidais à parler à mes formateurs. Un par un. L’un après l’autre. Oh, je ne leur ai pas dit grand chose. J’ai simplement lâché le mot« inceste ». Ils ont tous eu sur le coup exactement la même réaction : devenir blêmes, livides et distants. (…) Et puis ils ont insisté sur le fait que je n’avais pas à en parler dans ce lieu de formation. Ni dans mon mémoire. » (Mary Odile, 2006, p 73). Alors que c’était le principe même de la formation : partir de son vécu pour en tirer ce qui y avait été formateur pour soi. Pour cette université, et ces formateurs, Mary Odile n’était donc tout simplement pas instituable, puisque incestée. Ou alors, il aurait fallu qu’elle fasse semblant d’avoir une autre histoire, sans abus incestueux , bref, il aurait fallu qu’elle se taise.

Il faudra attendre 2004 avant qu’elle trouve une université plus accueillante et y valide son travail. Validation suite à laquelle elle exerce en tant que thérapeute, animatrice de groupes de parole, etc, notamment pour des incestées. Mais elle n’est ni médecin psychiatre, ni même « simplement » psychologue clinicienne, et encore moins psychanalyste : tout au bas de la hiérarchie interne au champ « psy », elle est simplement psychothérapeute[3]. En aucun cas, elle n’aura donc la légitimité d’une Liliane Daligand pour s’exprimer sur l’inceste …



Non qu’il n’y aurait aucun/e psychiatre, psychanalyste ou psychologue qui aurait été incesté/e. Mais, simplement, il vaut mieux que cela ne se sache pas. Dorothée Dussy remarque à cet égard que « Déroger à la règle du silence sur l’inceste revenant à perturber l’ordre social, il n’est pas anodin de constater qu’il n’y a quasiment que des femmes et des enfants, c’est à dire les groupes qui ont le moins de poids dans l’exercice du pouvoir et le moins de légitimité représentative de l’ordre social, qui révèlent l’inceste » (Dussy, 2009, p 133). C’est ainsi que sur des forums internet d’entraide entre incesté/e/s, il est possible de lire les dilemmes d’une telle, éducatrice, d’une telle autre, psychiatre : les enfants leur confient plus souvent qu’à d’autres ces choses-là, comment expliquer, justifier cela aux collègues ou à la hiérarchie sans dire cette partie de son passé à soi ? Ou encore elles ont des savoirs sur les maltraitances qui transparaissent, d’où leur viennent-ils ? Pourvu que personne ne pense à l’explication, s’inquiètent-elles, restant seules avec ce vécu à cacher comme un secret honteux, alors, précisément, qu’il leur sert pour comprendre les jeunes victimes et les mécanismes des maltraitances qu’elles subissent …

Pendant ce temps, Liliane Daligand continue d’offrir ses propos à notre lecture : retournons au tout début de l’ouvrage, qui s’intitule, précisément, « avant propos ».Elle y relate son parcours de vie, de façon émouvante et touchante. La première phrase est : « J’aurais voulu être trapéziste, faire le saut de l’ange ou de la mort. Mais à 16 ans, en terminale, j’ai décidé d’être psychanalyste » (Daligand, 2004, p 17). Comment cette ex-ado suicidaire peut-elle être ainsi plus légitime à nos yeux qu’une stagiaire en crèche ex-victime d’abus sexuels ?

Pierre Bourdieu remarque alors, fort à propos, l’existence de ce qu’il appelle des stratégies de condescendance : « le consacré condescendant choisit délibérément de passer la ligne ; il a le privilège des privilèges, celui qui consiste à prendre des libertés avec son privilège. C’est ainsi qu’en matière d’usage de la langue, les bourgeois et surtout les intellectuels peuvent se permettre des formes d’hypocorrection, de relâchement, qui sont interdites aux petits bourgeois, condamnés à l’hypercorrection. » (Bourdieu, 1982, p 131). C’est ainsi que Liliane Daligand peut nous confier avoir eu pour idée un jour de faire le saut de l’ange, puis délégitimer les incestées en tant que porteuses de connaissances sur l’inceste (au contraire, arguer de son expérience d’incestée constitue une pièce « à charge »). Contrairement à Mary Odile ou aux incestées auteures de témoignages littéraires, elle est suffisamment légitime pour cela. Il faut noter que ce modèle d’expertise, où si l’on est passé/e par l’expérience dont il est question, on ne peut être légitime, est à l’opposé du modèle chamanique concernant les maladies : on ne peut être chamane que si l’on a été touché par le mal que l’on a la vocation de guérir. Las, on ne peut parler légitimement sur l’inceste quesi l’on n’a pas été incesté/e … et c’est dans ce contexte-là que j’effectue quant à moi ma recherche. » (Perrin, 2010, pp 41-45, dès à présent disponible en consultation sur place dans la BU de Lyon 2 Bron, et très prochainement sur vos écrans internet).



[1] Et ce, que les suspicions des travailleurs/euses socia ux/a les soient justes ou non. Il faut rappeler ici que les consignes données aux travailleurs/euses sociaux/ales sont de signaler dès qu’ils suspectent des maltraitances, et non d’attendre d’avoir des preuves fermes , afin, précisément, de ne pas empiéter sur le rôle du judiciaire ( ! ) . Et ces consignes ne leur sont pas données par les média, mais par leur hiérarchie en application des textes .

[2] A l’exception du livre L’inceste, de Christine Angot, déjà reconnue alors comme écrivain. Et, ultime subtilité, elle ne nous précise (même) pas s’il s’agit d’un témoignage sur sa vie réelle ou d ’une œuvre de fiction : aux lecteurs/trices de deviner …

[3] Pour un descriptif de ces hiérarchisations et de leurs évolutions contemporaines, voir Lézé, 2008, Chapitre« Politiques du freudisme : la juridiction des problèmes personnels en France », p 106-201

1 commentaire:

  1. Merci !

    Thank you !

    Nice blog tambem, com muitos descobiertas e viajes ! (sorry for the bad writing langage : this one is an old remembering for me...)

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