Ce courriel/billet est la suite du billet évoquant l'action et les motivations d'Oussama Ben Laden et de ses partisans,
telles qu'ils les voient eux, ainsi que la généalogie de leur
terrorisme, qui remonte jusqu'à la CIA. Parce que c'est important de
comprendre ce qui se passe, lorsque cela nous tombe sur la gueule, un
matin d'hiver à Paris. Et parce que c'est important aussi de dénoncer ce qui se passe.
Ce courriel, daté du 12 juillet 2011, fait partie, selon l'université Lyon 2, aussi étrange que cela puisse paraître, de mon "harcèlement" envers ses membres, constitutif "d'injures, de menaces", prouvant ma
violence, ma virulence, ma volonté de harcèlement (moral ou immoral, on ne sait...) envers
l’université Lyon 2 et/ou ses membres, etc, par l’envoi « de centaines
de messages électroniques à une liste mail constituée de centaines de
destinataires ». Il n'a pas été cité comme pièce à charge dans le dossier de
200 pages de ces insupportables courriels qu’il faut à tout prix faire
cesser, monté par le service juridique de Lyon 2, mais il leur ressemble, comme c'est possible de le voir en consultant ceux cités explicitement à charge au nom de l'université, ici.
Il contient tout d'abord l'encadré introductif de la conclusion de mon mémoire de master 2 recherche en anthropologie, où est évoqué, après plusieurs autres points importants, le film "Osama", premier filme tourné en Afghanistan après la fin de la dictature des talebans.
Puis il revient sur le film, avec des propos de son réalisateur, et sur le prénom "Osama", qui nous réserve des surprises.
Enfin, nous revenons eu Europe pour évoquer l'histoire ordinaire et effroyable de "l'enfant héroïque", qui n'est pas afghane, mais bien française.
Sophie Perrin, brillante étudiante en anthropologie transformée en racaille par un dossier pénal calomnieux monté au nom de l'université Lyon 2.
Une
semi-obscurité recouvre la table, que l’on devine ovale, de confection
robuste. Capable de supporter les objets les plus variés, de résister
aux échauffements des esprits … Autour de la table, mais on distingue
mal, des sièges. De couleurs et marques diverses, hétéroclites. Aussi
hétéroclites, sans doute, que leurs occupant/e/s.
L’éclairage
évoluant, on commence à pouvoir lire les noms de quelques un/e/s
d’entre eux/elles : Jean-Pierre Rosencveig, juge pour enfants et
président de tribunal, Lydia, violée des années durant par son géniteur,
Christine Delphy, sociologue et féministe, Didier Fassin et Richard
Rechtman, qui viennent du monde universitaire et médical parisien, Eva
Thomas, psychopédagogue qui a rencontré la petite Aline (juste à côté,
sur la petite chaise), et a également été violée par son père.
Christine, pédopsychologue en CMP, Agnès, « tripotée » par son père et
violée par l’un de ses frères, Irène, pédopsychiatre libérale, François
Laplantine, anthropologue, Pierre Bourdieu, ethnologue puis sociologue,
Fabrice et Francis, employés au service enfance d’une maison du Rhône,
Florence Rush, assistante sociale qui a été parler aux féministes
américaines, Danielle, abusée par Monsieur Tromosh, Paulette, qui aurait
préféré retourner en ville sous les bombes, durant la guerre, que
rester auprès de son premier abuseur, Gérard Neyrand, sociologue révolté
par « l’aliénation parentale », Laurence Gavarini, sociologue, Aurélie,
« tripotée » par le demi-frère durant des années, Gérard Noiriel,
historien, Francine, enseignante en lettres-histoire dans un lycée
professionnel, David Bisson, assisté d’Evangéline de Schonen pour nous
raconter sa sinistre enfance, Micheline, assistante sociale en lycée
professionnel, Georges Devereux, anthropologue, Hélène et Françoise,
assistantes sociales de secteur en maison du Rhône, Claude Couderc et
Anne Poiret, journalistes, Patricia, bénévole associative, Delphine
Serre, sociologue, Cécile, conseillère conjugale en planning familial,
Marcelo Vinar, psychanalyste et rescapé de la torture, Georges
Vigarello, historien, Laurence, assistante sociale en planning familial …
La liste est encore longue des intervenant/e/s. D’ailleurs, tou/te/s n’ont pas encore parlé.
Sur la table, divers objets, posés au fil des débats par différentes personnes, pour appuyer leur propos.
Au fil de la lumière
croissante, ils se regardent, se découvrent les un/e/s les autres avec
surprise. Certain/e/s ne s’attendaient pas du tout à se trouver
attablé/e/s ainsi avec des personnes que, jamais, jamais, ils/elles
n’auraient rencontrées ailleurs ! Qui plus est pour débattre autour de
la même table ! « C’est une farce ? », s’exclame même quelqu’un.
Mais, encore sous le coup
des débats et de leur tournure inattendue, la plupart sont
silencieux/euses. Moi-même, qui tiens la plume qui écris ces lignes, je
reste sous le coup. J’accuse le choc, qui s’est fait à mesure. Je ne
sais pas si mon amertume, comme un nœud à l’estomac, une nausée, est
partagée et par qui. Certain/e/s ont l’air un peu blêmes, d’autres
plutôt rouges … mais qu’expriment ces colorations ?
La table, qui nous réunit
et nous sépare tou/te/s, elle, a tenu bon. Elle est toutefois marquée
de traces : ici, on devine un coup rageur (« taper du poing sur la
table »), là, une pile de livres apportés par un sociologue, ici,
d’autres livres, apportés par des incestées, sans oublier le
magnétophone et ses récits, et puis les présentoirs sur lesquels sont
écrits les noms et titres des différent/e/s intervenant/e/s.
L’une d’eux/elles demande
alors à parler : il s’agit de Pascale Molinier, qui veut nous expliquer
les problèmes rencontrés, autour d’une autre table, alors qu’elle
réfléchissait, avec les membres de son équipe de recherche, autour du
travail domestique.
« Travaillant les
questions théoriques et cliniques soulevées par la condition de bonne à
tout faire, plus largement le travail domestique, dans le cadre d’un
séminaire restreint aux membres de l’équipe de psychodynamique et
prsychopathologie du travail, nous avons fait la découverte désagréable
mais instructive de nos propres résistances et censures. Nous nous
sommes rendus compte que nous étions tous concernés par ce que Dominique
Memmi appelle la « domination rapprochée » ; une domination qui ne se
joue pas entre classes ou dans l’espace public, mais dans la maison,
dans l’intimité, et qui redéfinit donc la topologie du politique clivé
en privé/public (…) La « domination rapprochée » ne peut être
appréhendée avec les outils conceptuels et méthodologiques classiques
pour traiter des rapports sociaux.
Il est apparu que nous
adoptions des points de vue très différents non seulement en fonction de
notre sexe (homme ou femme) et de notre position de genre plus ou moins
conformiste vis à vis du service domestique, mais aussi en fonction de
nos origines sociales, c’est à dire de la classe d’appartenance de nos
parents. Fils et filles de maîtres ou fils et filles de serviteurs (ou
assimilés), nous ne réfléchissions pas tous et toutes à partir du même
point de vue, et cela générait, autour de la table, beaucoup
d’irritation et de ressentiment. Bref, les chercheurs aussi sont situés.
(…) L’épistémologie du point de vue ou des savoirs situés a mis en
évidence que les sciences sociales ont été construites à partir du point
de vue « homme, blanc, bourgeois, du Nord occidental » et que ce point
de vue étant le seul considéré comme objectif, les points de vue
minoritaires étaient considérés comme « subjectifs » ou « particuliers »
et finalement rejetés comme non scientifiques. (…) Aujourd’hui, plus
clairement qu’hier, nous savons que traiter de l’être humain en
situation, c’est aussi rendre visible et interrogeable la situation de
qui produit des connaissances sur qui. Ainsi que le soulignent Danielle
Chabaud-Rychter et Delphine Gardey, « c’est le point de vue adopté qui
permet de faire science (...). L’idée est bien que si le regard est
multiple, si on opère une ‘’diffraction’’, le monde qui se dessine est
alors différent : il y a un déplacement conjoint des objets de
l’investigation, de ce qui est regardé et de la façon de produire de la
connaissance ».
(…)
Ce qui manque aux catégories dominées, quelles qu’elles soient, c’est
la possibilité de se reconnaître dans les façons dont les discours
savants les représentent. Ce qui pose problème est d’y être représenté
seulement comme un objet dont on parle, un objet fascinant et pourtant
inférieur, et jamais comme un sujet qui parle et théorise en son nom
propre à partir de son expérience propre. » (Pascale Molinier, 2006,
p. 45-46).
C’est alors que, d’un coin
resté dans l’ombre, on entend le bruit d’une personne qui se lève de sa
chaise. Sur l’écriteau, que vient alors frapper la lumière, on peut
lire : « Osama ». Et rien d’autre. Osama est une fille de 9 ou 10 ans,
vêtue d’une très jolie robe manifestement orientale. Une robe de noces. A
mesure qu’elle s’avance, je me sens d’un coup honteuse : comment ? J’ai
passé 200 pages à me pencher sur ces histoires d’inceste en Occident,
pendant qu’elle, voyait sa vie sauve au prix de son mariage à 9 ans avec
un riche taleban ?
Autour de la table, tout
le monde, en se regardant, constate d’un coup que, hormis Osama, il y a
là uniquement des européen/ne/s et américain/e/s blanc/he/s.
Osama arrive vers moi,
qui étais chargée de donner la parole aux différent/e/s intervenant/e/s
tour à tour, tout en tirant les conclusions qui me semblaient adéquates.
Sans un mot, elle me tend le stylo qu’elle tient à la main : une belle
plume. Et me fait signe d’écrire le débat qui vient d’avoir lieu.
« Mais, et toi ? Et ton
histoire à toi ? Qui l’écrira ? Tu ne sais pas écrire ? ». Je lui tends
la plume qu’elle vient de me donner.
Elle me répond alors,
dans un arabe parfait, tout droit sorti de l’école coranique où elle a
été, alors qu’elle était travestie en garçon : « J’ai appris à écrire à
l’école coranique, mais ils/elles ne comprendraient pas ma langue, ici.
C’est un alphabet plus ancien que le leur, mais ils/elles ont oublié. Il
faut traduire d’abord. Et ton histoire traduit la mienne. Si tu écris
la mienne, ils/elles vont encore croire que ça ne les concerne pas,
qu’il faut juste nous civiliser nous pour que la barbarie s’arrête. Ton
histoire d’occidentales dit que la barbarie peut exister au cœur de leur
civilisation aussi. Alors écris l’histoire de ces enfants blanc/he/s de
France pour qu’un jour, je puisse moi écrire la mienne ».
Sur ces mots, Osama
retourne dans l’ombre, me laissant la plume. J’ai juste le temps de lui
demander : « et toi, que vas-tu devenir alors ? Tu vas rester séquestrée
dans ce château où tu es à la fin du film, toute ta vie ? », quand
j’entends le bruit de la porte, lourde, qui se referme sur le silence,
dans le coin d’ombre.
L’homme-propriétaire a aussi emporté l’écriteau où il y avait écrit « Osama ».
Le stylo qu’Osama m’a laissé écrit d’une belle encre, de belles lettres : un stylo de calligraphe. L’homme-propriétaire n’a pu l’emporter dans l’ombre et le silence.
Il me reste alors à être à la hauteur de la, lourde, tâche de scribe qui m’est ainsi confiée, et à conclure.
(Sophie
Perrin, 2010, pp 192 – 194, encadré introductif à la conclusion du mémoire mis aux oubliettes de l’Histoire
par l’institution universitaire avec le concours de chacun.e de ses
membres-rouages, mais néanmoins disponible ici : http://sophia.perrin.free.fr/entree.htm ).
|
Cette mère a tué 25 talebans, durant l'été 2014, le jour
où son fils, qui gardait un check point, a été tué par eux |
La
voix off – Je vous répète la note de bas de page contenue dans le
mémoire de Sophie, mais en plus gros caractères pour que vous puissiez
tou.te.s bien la lire :
|
Unité nationale suite au massacre du comité de rédaction de Charlie Hebdo ? |
Moi – Qui est Sedigh Barmak ?
« Après
des années d'exil Siddiq Barmak est revenu en Afghanistan. Par ce film
il a voulu décrire le sort réservé aux femmes par ces " fous de Dieu ".
Le visage d'Osama nous dit avec une intensité extrême , la peur, la
panique qu'elle ressent à chaque nouvelle épreuve. Son air traqué, son
mutisme sonnent vrai car elle a vécu cette violence. »
Moi – Osama dans le film, et l’actrice qui la jouent … Je ne comprends pas.
La
voix off – On nous dit que Marina, la petite qui joue le rôle d’Osama
dans le film, n’avait pas besoin de « jouer » son rôle, car elle avait
elle-même vécu, dans la réalité, cette violence. Marina, l’actrice,
était afghane. Le réalisateur l’a trouvée « mendiant dans une rue de
Kaboul. " J'ai été fasciné " dit-il " par son regard. A travers ses yeux
on lisait la tragédie, la mélancolie et une immense tristesse. »,
lit-on sur le même site internet (lecteur, lectrice, tu devrais cliquer
sur le lien pour tout lire, ce n’est pas long, et c’est édifiant à http://www.asso-chc.net/article.php3?id_article=364).
Moi – Il faut ajouter qu’apparemment, ce film a été le premier film afghan à être tourné, juste après la chute des talebans.
|
Femmes kurdes combattant contre Daesh avec
le matériel qu'elles peuvent (pas fourni par la Turquie, pour sûr...) |
La
voix off – Oui. Et il est joli, ce film, qui nous montre la résistance
des afghan.e.s à la dictature talebane. Les cerfs-volants qui ne volent
plus sur Kaboul, la musique qui ne joue plus …
Moi – Les cerfs volants qui volent quand même, en cachette, la musique qu’on joue quand même, en cachette …
La
panthère des neiges : « Avec moi qui guette à la fenêtre, et avertis
tout le monde de tout cesser, lorsque je vois un taleban passer ».
Albert Camus – Sedigh, bonjour.
Sedigh – Bonjour.
Albert
Camus – Je me présente. Je suis Albert Camus, journaliste à « Combat »,
et intéressé à tout ce qui a trait à des formes de résistance. Je
souhaite faire un reportage sur votre film pour mon journal. Puis-je
vous poser quelques questions ?
Sedigh – Volontiers.
Albert – Votre fiction, elle raconte du réel, n’est-ce pas ?
Sedigh – Eh bien, en fait,
L'idée d'Osama m’est en effet venue d'une histoire vraie : celle d'une
petite fille qui s'était déguisée en garçon, sous le régime des
talibans, pour pouvoir aller à l'école... J’ai lu cette histoire dans un
journal après avoir fui mon pays, l’Afghanistan, tombé sous la coupe
des talibans. Au départ, je voulais en faire un court-métrage : le
destin d’une toute jeune fille qui se transforme en garçon pour pouvoir
travailler et nourrir les femmes de sa famille. Et puis, au fur et à
mesure, je récoltais des histoires qui venaient enrichir ce qui est
devenu mon premier long-métrage. Celles que me racontaient les réfugiés
qui arrivaient, comme moi, au Pakistan, celles qui peuplaient les
lettres de mes amis restés au pays.
Ainsi, la scène du hammam où un mollah enseigne aux petits garçons le
rituel des ablutions me vient d’un proche qui travaillait à la radio,
contrôlée à l’époque par les talibans. Il me disait que chaque jour,
pendant trois heures, ils arrêtaient tous de travailler pour qu’un
taliban leur montre comment se laver le sexe en cas de pensée impure !
Albert – Le titre de votre film, « Osama » : cela ressemble tant à « Oussama » ?
Sedigh – C’est le même prénom, en effet. Il est issu du substantif usâma, le lion.
Ce
fut le prénom du fils de Zaïd, l'esclave affranchi de Mahomet pour
lequel le Prophète avait une profonde amitié. La tradition affirme qu'il
considérait Oussama comme son propre fils. Oussama est un prénom
apprécié dans les pays arabes et, en France, on le rencontre très
fréquemment dans les familles d'origine maghrébine. La triste notoriété
d'Oussama Ben Laden change la donne … Dans mon film, « Osama », c’est le
prénom qui est donné à la petite fille pour tenter d’impressionner les
autres enfants qui doutent de sa virilité. Derrière la peur, qui est au
cœur du film, il y a toujours eu Oussama Ben Laden. C’est un prénom qui
charrie la terreur et qui cristallise les souffrances des Afghans. Les
autres personnages n’ont pas de nom parce qu’ils n’ont pas d’identité.
Ils l’ont perdue sous le régime des talibans.
|
En arrière plan, en 2015, on est par là... |
Albert
– Si je me souviens bien, la grand-mère d’Osama dit aussi que c’est un
prénom mixte, un prénom que peuvent porter les filles aussi bien que les
garçons ?
Sedigh
– Oui. Mais il faudrait que vous regardiez de nouveau le film, pour
plus de précision. Il n’est plus disponible en salle, mais il est sorti
en DVD, vous savez.
Albert – Lorsque vous êtes rentré en Afghanistan, c’était comment ?
Sedigh - Les gens avaient perdu
tout espoir. Ils n’avaient plus foi en rien, et j’avais parfois
l’impression qu’ils pensaient que mourir était une façon de vivre.
Devant
tout cela, je ne pouvais m’empêcher de penser : « Quelle honte pour
l’humanité toute entière de ne pas avoir pris conscience plus tôt de
cette souffrance ! »
Albert – Votre film n’a pas été un franc succès, en France. Il est resté, il me semble, très peu de temps à l’affiche ?
Sedigh – En effet. Peut-être montrer le désespoir laisse-t-il trop peu d’espoir. Pourtant, c’est là la réalité.
La
voix off – Le film se termine sur la scène d’Osama, dans le château,
réfugiée dans le puit pour se mettre hors d’atteinte de
l’homme-propriétaire, lors de sa nuit de noce.
La
panthère des neiges : « C’était le puit de la cour de récréation de
l’école coranique, qui avait coûté à Osama sa place parmi les garçons :
elle y avait été enfermée en guise de punition par le mollah ».
Sedigh
- Elle a eu tellement peur, dans le puit de la cour de récréation,
qu’elle en a eu ses premières règles. C’est ainsi que le mollah,
lorsqu’il la re-sort du puit, comprend qu’il a été dupé, et qu’il s’agit
là d’une fille travestie en garçon.
La
panthère des neiges : « Enfermée dans le château, pour échapper à
l’homme-propriétaire, c’est elle-même qui se réfugie dans le puit du
lieu. Une peur plus effroyable en a alors chassé une autre »
Moi
– Mais cela, la France ne veut l’entendre. Le film n’est passé sur les
écrans qu’en un coup éclair. La France n’a pas voulu voir Osama. Sa vie
était trop dure à entendre.
|
Nalin Afrin, chef de guerre contre Daesh à Kobane, Kurdistan |
La
panthère des neiges : « La France est dure d’oreille. Pendant que nous
discutons, j’entends qu’on cause de lutte des classes, à ma gauche, et
de sécurité, à ma droite. Osama n’existe pas ».
Moi
– La France est dure d’oreille. Pendant que nous discutons, j’entends
qu’on cause de niquer les méchants decks, à ma gauche, chantonnant
« hécatombe » et « les enfants d’Cayenne », et qu’on parle de « zone
anti-racaille », à ma droite.
Mais qui, au milieu de tout cela, lira ma conclusion avec attention ?
|
En France, en arrière-plan, en 2015, on en est là... |
La voix off – En France aussi, Osama existe. Différemment, mais elle existe.
En
France, l’homme-propriétaire, c’est le père, c’est le frère, c’est
l’oncle, dans l’impunité que permet le silence et l’aveuglement social.
Moi – Oui. Mais en France, on est quand même plus libres qu’en Afghanistan sous les talebans.
La
voix off – N’est-ce pas toi qui écrivais ta compréhension trop intime
du vécu des femmes afghanes par l’enfance invisiblement séquestrée que
tu as eue, sans issue ni espoir durant les 18 ans de ta minorité ?
Moi
– Oui. La nuance, c’est l’espace public. En Afghanistan, c’était dans
l’espace public, que les talebans régnaient par leur pouvoir sans
limites. Ici, c’est dans l’espace privé, que s’exerce le pouvoir sans
limite que personne ne nomme.
|
Charlie Hebdo, un dessin parmi d'autres... |
La
voix off – Lecteur, lectrice, nous voici arrivé.e.s au bout du présent
récit : à sa conclusion. Nous vous la livrons en intégralité dans le
prochain mail.
En attendant :
*** RIDEAU ***
L’enfant
héroïque, s’opposant physiquement à la fermeture du rideau – Non. Pas
encore. Avant la conclusion entière, rappelons l’histoire ordinaire d’un
enfant en France, qui fut la mienne.
La voix off – La revoilà donc. Tu as le même âge qu’Osama dans le film…
Ensuite, je ferme le rideau :
L’enfant héroïque
C’est un matin comme tous les matins.
Gris.
Il
faut se lever, vivre hélas. Vivre : se lever est si lourd. Le réel, le
poids du réel, le poids d’une vie. Une vie de quoi ? huit ans d’âge,
peut-être, ou neuf.
L’enfant héroïque prend son courage à deux mains et, puisqu’il le faut bien, se lève.
Puisqu’il
le faut bien, va jusqu’à la cuisine et fait ses tartines. Mais Dieu,
que les tartines sont lourdes à faire ! Le moindre effort est un poids
incommensurable. Si encore les tartines étaient là, toutes prêtes … mais
en ce lieu lugubre où est condamnée à vie l’enfant héroïque, il faut
faire ses tartines. Puis y aller. Y aller comme tous les jours, dans le
lieu où vont les enfants : l’école. C’est bien l’école, on y apprend des
choses.
|
Un lieu qui pue, à cause des sièges...en arrière plan, en 2015, on en est là. |
L’école. Un lieu aussi lourdingue que le reste. Un lieu qui pue.
Sur le chemin de l’école, le saule pleureur, qui jouxte l’immeuble de huit étages peint en rose.
Sur le
chemin de l’école, l’enfant héroïque passe toujours sous les branches du
saule pleureur, qui tombent si bas par terre, formant comme un rideau
entre ce monde et un autre : franchir les branches, c’est changer de
monde. Entrer dans un monde fabuleux, l’espace d’un instant, où aucun de
ces méchants qui peuplent le monde quotidien ne peut gagner, parce que
l’enfant héroïque y est le héros des livres qu’elle lit. Dans les
livres, le héros est toujours plus fort que les méchants qui lui veulent
du mal. Dans les livres, le héros gagne le combat.
Le combat. L’espace du saule franchit, le rideau de branches se referme
derrière elle sur le monde du rêve, et il faut, de nouveau, marcher dans
le monde du cauchemar. Quotidien. A vie. Mener le combat. En espérant
quoi ? Peut-être un jour retrouver le monde d’avant, d’avant le
cauchemar ? L’enfant héroïque a oublié que le cauchemar a toujours été
là dans sa vie, et, peut-être, cette mythification lui permet de tenir
sans avaler la ciguë fatale.
|
Giordano Bruno, homme d'Eglise italien, qui, avant Galilée,
imagina qu'il pouvait y avoir d'innombrables soleils,
autour desquels tournaient d'innombrables Terres,
sur lesquelles vivraient d'innombrables êtres vivants... |
Mais, n’empêche, que ces matins sont lourds, chaque matin, lourds comme la vie qui m’est promise, ne pense même pas l’enfant.
Les tartines sont de plomb, à porter pour les faire …
Et
l’enfant héroïque, ses tartines calées dans le ventre, s’en va au
combat, comme tous les matins. Bizarrement, depuis quelques temps, les
matins sont tellement lourds qu’elle arrive à l’école après les autres.
Pas fait exprès. Ils sont déjà tous montés : il est 8h30 bien passé, de
dix minutes au moins. De cette époque datent les retards, pas faits
exprès : juste le poids des pieds à traîner jusqu’au lieu du combat
quotidien, après le poids des tartines à faire et le poids de l’éveil du
matin. Le retour quotidien au monde réel est si lourd …
8h40,
tous les matins : dix minutes quotidiennes gagnées, involontairement,
sur le combat, par la grâce des pieds qui traînent. Le combat, dont la
première manche commence véritablement à la récréation de 10h :
crachats, insultes, parfois coups. L’enfant héroïque est la délectation
de cette bande de garçons qui l’encercle à chaque fois, dans la cour,
malgré la présence des maîtresses juste à côté. Elles ont beau les
punir, ils s’en fichent, ils recommencent toujours. Telle est la place
de l’enfant héroïque dans la cour : la sorcière à stigmatiser, à marquer
de ses crachats. Pourquoi ? Juste parce qu’elle est l’enfant héroïque,
on dirait.
C’est
à tel point problématique que maman a dû emmener l’enfant héroïque voir
une psychiatre, qu’elle voit depuis toutes les semaines, pour l’aider
dans ses « problèmes relationnels avec les autres ». Pour l’enfant
héroïque, c’est un stigmate de plus, dont elle ne parle à personne :
le/la psychiatre, c’est l’endroit où l’on emmène les fous, non ?
Mais elle y
va, par devoir puisque maman veut, comme elle va à l’école par devoir
puisque les adultes veulent, puisque c’est là sa place dans le monde. Au
milieu des crachats.
La récréation autour du repas est plus longue …
|
Omaya, chef de guerre en Irak contre Daesh, morte au combat durant l'été 2014 En arrière plan, en 2015, on en est là. |
|
Et puis arrive 16h30 : fin de la journée pour l’enfant héroïque ?
Elle ne fait pourtant que commencer.
Avant
de rentrer, l’enfant héroïque s’attarde en chemin, si ce n’est pas le
même chemin, ce soir-là, que les garçons méchants, auquel cas elle
devient leur proie jusqu’au pied de son immeuble..
Sur
le chemin, il y a Titounette, la vieille chatte de 15 ans. Et peut-être
d’autres encore. L’enfant héroïque a appris à parler à Titounette et
aux autres, en s’approchant petit à petit. Un peu plus chaque jour,
précautionneusement, sans entrer dans l’espace qui fera fuir le chat.
Elle se maintient à la distance où le dilemme entre la peur et la
curiosité se fait le plus aigu pour l’animal. Juste là. Au-delà, il
fuirait et il faudrait tout recommencer à zéro… Alors, petit à petit,
sur le chemin du retour, l’enfant héroïque construit des amitiés sans
paroles, sans langage, avec ces êtres doux que sont les chats du
quartier. Le langage lui sert pour partir ailleurs, lorsqu’elle franchit
le rideau du saule pleureur. Le langage lui sert pour fuir le monde des
humains réels.
Mais
il faut rentrer et, comme tous les soirs, quitter Titounette. Monter
les escaliers de l’immeuble rose qui est après le saule. Ouvrir la porte
où il est marqué « Mr Dupont », comme s’il n’y avait que lui qui
comptait, « Monsieur ». Et rentrer dans un autre enfer, pour un autre
combat, plus désespérant encore.
Le combat du soir, c’est de supporter la guerre entre eux. Les insultes
de l’un envers l’autre. La violence qui ne laisse pas de traces. La
violence omniprésente mais qui ne sera jamais nommée comme telle.
Parfois un verre cassé, une assiette, un objet cher à l’autre, substitut
de la chair et des os qu’on ne cassera pas … violence sans traces.
Guerre patricide et matricide.
Il
n’est pas question de divorce, pourtant : il y a « les enfants », ce ne
serait pas bien pour « les enfants », pense maman. Elle le dit parfois.
Mais tout est mort pourtant.
Et la mort
continue au quotidien, d’instiller son poison. Tous les matins, Dieu,
que ces tartines sont lourdes à faire … Dieu, qu’il est lourd de vivre.
Où trouve-t-on cette satanée ciguë ?
|
Avec Giordano Bruno, le monde était plus vaste, mais l'Inquisition catholique n'était pas d'accord : Giordano Bruno fut condamné à être brûlé vif pour avoir trop imaginé, pour avoir trop vu juste. |
Je voudrais arrêter là l’histoire, mais l’enfant héroïque prend la plume et veut écrire elle-même la suite, plus noire encore.
Je
me souviens, le soir parfois, c’est sur le canapé, ce sont ces moments
que commente maman : « oh, tu vis ton complexe d’Œdipe ! ». Je me
souviens de quoi ? De rien. Trou noir de la mémoire, de ma mémoire, à
chaque fois. Seule la nuit se souvient pour moi.
La
nuit : à la lueur de la lampe d’au-dessus du lit, s’évader sous le
saule, franchir le rideau. Prendre la matière des rêves du lendemain,
dans les livres d’histoires écrits par les humains.
Jusqu’à ne plus voir les lettres sur le livre, tant les yeux se ferment. Dormir.
Seule
la nuit se souvient pour moi … d’un combat contre un être sans forme et
sans nom, qui ne me veut que du mal, infiniment du mal, rend gris et
désespéré le monde dans lequel je vis. Et mon cauchemar nocturne,
toujours, consiste en ce combat contre lui.
Combat désespéré, inégal. Il me veut tant de mal, il veut tant me détruire, pourquoi, et je veux juste vivre …
Je
me souviens, les week-end souvent, c’est sur son lit. Ce sont ces
moments qu’il commente lui, avec ses mots-couteaux qui me plantent. J’ai
oublié les mots, j’ai oublié les lames. A chaque fois, chaque week-end,
pour continuer à supporter de vivre, la mémoire du moment juste passé,
là, de sa violence, disparaissait dans le trou noir de ma mémoire.
Laissant comme unique trace la grisaille du désespoir.
Parfois
pourtant, il était gentil. Parfois pourtant, il m’expliquait ce qu’il
savait : comment luisent les lucioles, comment marche une voiture,
qu’est-ce que la force centrifuge, comment retenir la table de 11,
comment tenir sur un vélo, comment marcher, d’abord … et puis le tout,
entrecoupé des paroles-lames, des mots couteaux qui me plantent, à
chaque fois. Comme des pièges tendus en travers de ma vie, comme des
pièges pour que je tombe dans le gouffre, comme un châtiment pour une
faute dont je ne sais rien.
Les
paroles-lames me disent, m’expliquent, ce qu’est une femme pour un
homme, quelle sera ma place dans ce monde, à travers son regard à lui.
Son regard est un couteau qui me plante. Et tous les jours, le combat
reprend entre son intention mortifère, et ma volonté de le changer et ma
haine de lui et ma haine de moi et maman qui ne fera rien parce que
c’est le même que le sien.
La voix off – Nous ne sommes pas en Afghanistan. Nous sommes en France, ici et maintenant. Je le rappelle. Et maintenant :
*** RIDEAU***
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La fille d'Omaya, faisant le V de la victoire lorsqu'on lui montre la photo de sa mère décédée.
Ici et là-bas, aidons la à gagner son combat.
L'enfant héroïque, c'est elle aussi, aujourd'hui, parmi d'autres. |
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