C’est en 1978, par là.
Dans mon quartier,
Y’a des pavés
Pas encore scellés
On s’y prend les pieds.
Dans mon quartier,
Y’a le livreur de charbon, qui passe et pose sa cargaison en
bas, dans un grand coffre, dans lequel mes parents vont puiser pour se
chauffer, nous chauffer, avec le poële à charbon.
Il amène sur lui, avec lui et après lui, des traces de suie.
Mon quartier est un quartier noir.
C’est en 1978, par là.
Dans mon quartier,
Y’a des pavés
Pas encore scellés
On s’y prend les pieds.
Dans mon quartier,
Y’a des murs
Ils sont pas blancs comme maintenant. Ils sont noirs. D’un
noir de suie.
Comme le charbonnier qui vient d’passer.
Place Neuve Saint-Jean : le resto aux murs en vitrail,
la boulangerie, la fontaine de la place, autour de laquelle jouent des enfants
du quartier…oui, à l’époque, y’avait pas une terrasse de resto. Non, pas une
terrasse de resto :
Place Neuve Saint-Jean, c’était la Cour des Miracles.
C’était la cour des enfants.
Pas celle des restaurants ronflants.
C’était notre tiéquart,
On n’y était pas triquarts.
Les bruits du quartier
Ses sonorités
Le réveil d’un matin
Au son de l’orgue de barbarie qui passait
Le long des murs sombres, couleur suie, qui jouxtaient la
fontaine…
En plus du resto aux murs vitraux, toujours là aujourd’hui,
y’avait déjà le magasin de bonsaï.
Un commerce durable : si tu veux un arbre, tu peux y
aller, c’est 100% assuré.
Production d’qualité.
Y’avait un magasin qui vendait des trains et autres jouets en bois.
Y’avait plein de magasins qu’il n’y a plus maintenant.
Ils étaient plus intéressants…pour un enfant.
C’est en 1978, par là.
Dans mon quartier,
Y’a des pavés
Pas encore scellés
On s’y prend les pieds.
Dans mon quartier,
J’y parle avec l’accent du coin.
Celui qui rend les « eu » de feuille, DEUG, œil,
particuliers.
Celui où on dit encore facilement « gône » pour
enfant.
D’ailleurs, au bout du quartier, là où mes parents m’achètent des glaces,
Y’a des marionnettes dans leur castelet.
Mes parents m’y emmènent souvent,
J’y vois Guignol et Gnafron.
C’est près de la montée du Change qu’il est, le castelet, et
Guignol, il y va dur de la trique…
A l’école, je fais ami-ami avec le fils du notaire qu’a ma
foi de jolies boucles blondes, et avec le gône d’immigré qu’a ma foi une jolie
frimousse d’arabe.
Dans l’école, il y a beaucoup d’arabes.
C’est juste à côté de l’église Saint Georges, c’est l’école
Fulchiron.
Sa cour est triste et grise, sans arbres, cernée de hauts
murs qui nous enferment.
Des adultes entre eux, se disent qu’il y a vraiment beaucoup
d’arabes dans cette école, et que c’est pour ça que le niveau, ma bonne dame…
Mais moi, j’y suis bien dans cette école, parce que les
maîtresses s’occupent bien de nous et sont gentilles : elles nous font
jouer pendant les récréations et discutent avec nous. Pas comme dans les écoles
que j’ai fréquentées ensuite, où il n’y avait quasiment pas d’arabes, et où
j’ai eu plein d’ennuis parce que je suis devenue le jouet des garçons blancs de
l’école, parce qu’on était laissés à nous-mêmes et à la loi du plus fort. Du
plus con, souvent...
C’est en 1978, par là.
Dans mon quartier,
Y’a des pavés
Pas encore scellés
On s’y prend les pieds.
Dans mon quartier,
Y’a du peuple, y’a le peuple.
C’est un quartier cosmopolite, le cœur lyonnais y bat, scandé par les coups
d’trique de Guignol.
Les gargouilles de pierre
Y veillent, monstres impressionnants et fabuleux
Moyenâgeux
Sur paradis et enfer.
Leurs contorsions et allures, m’imprègnent de fantastique.
Les maisons de pierre
Leur p’tit côté rital
Comme un coin d’Italie
Qu’aurait poussé ici…
Tout ce monde de pierre,
Mon monde de pierres,
Je l’appris bien plus tard,
Failli être démoli, rasé.
Parce qu’on puait trop d’la gueule.
Parce qu’on était trop la Cour des Miracles.
Parce que nos murs étaient noirs, et nos bébêtes de pierre aussi.
Parce qu’on était ainsi, une sorte de « verrue sur la
ville ». Vous savez, comme on dit aujourd’hui de ces grands immeubles de
béton, qu’on fait tomber à coups d’mortier ?
Puis on changea d’avis…
***
Rénovation
Alors est venue la rénovation.
J’en ai vu le début, puis on est partis.
Les façades ont commencé à être lavées de leur suie. C’était
joli, ces façades blanches, certes.
Ma mère m’a expliqué alors, que le noir était la pollution
accumulée sur les murs au fil des ans.
Les pavés ont commencé à être scellés entre eux avec un
ciment, pour être moins casse-gueule pour le touriste, qui n’était pas encore
là, pendant que moi, l’enfant du quartier, je savais par où il fallait
passer : par la rigole du milieu de la rue, pour ne pas se vautrer.
On est partis de Saint-Jean là, en 1981.
Quand je suis revenue plus tard, bien plus tard, en 1990 –
1991, voir mon quartier, le quartier de mon enfance, celui de l’orgue de
barbarie, de Guignol et des gônes, j’ai vu qu’on l’avait tué.
Les façades étaient d’un joli blanc, certes.
Mais la fontaine de la Place Neuve était sans enfants.
Y’avait plus que des terrasses de restaurants.
Des touristes.
Des blancs.
Et on appelle ça un quartier lyonnais ?
J’ai vu aussi que le grand appartement qu’on occupait, Place
Neuve, avait été rénové et divisé en trois appartements différents.
J’ai vu qu’il n’y avait plus un seul arabe dans le quartier.
J’ai vu que ce n’était plus mon quartier.
Je suis née à Lyon, en 1975, j’ai vécu mon enfance là, une
enfance lyonnaise.
Un peu plus tard encore, années 2000, on m’informe que dans
le coin de la montée du change, c’est plus Guignol qui joue de la trique sur
les proprios, les flics et les patrons.
Ou plutôt, que des pièces rapportées gentrifiées, se proclamant
chantres de l’identité, ont récup’ le Gnaf’ et les autres marionnettes du
castelet de mon enfance, pour en faire des monstruosités.
Les monstruosités ?
Ces autocollants, qui parsèment partout le quartier :
« zone anti-racaille ». Avec Guignol et sa trique, pour taper sur…la
racaille.
Pour ces gens, c’est ça l’identité lyonnaise. C’est ça
Guignol.
Ils ont du être mal renseignés.
L’Office du tourisme, c’était, mazette, décidément pas la
panacée…
Moi qui y suis presque née, dans ce quartier, j’ai pas oublié.
On m’a bien éduquée,
J’y ai été,
Montée du Gourguillon,
Et Guignol, et Gnafron,
Jamais n’auraient latté,
A coups d’trique
Des gens qu’auraient pas eu d’fric.
J’en suis témoin,
Je peux en attester
En des années
De pièces vues dans le castelet
JA-MAIS
Guignol n’a tapé un pauvre, un malfrat, un vagabond, une
racaille !
Guignol, il défendait la racaille.
Guignol, c’était le hérault de la Cour des Miracles.
C’était notre défenseur, avec son bâton et sa verve,
redoutés des puissants.
C’était ça, c’était lui, ainsi, notre identité.
Ces gusses,
J’ai habité ici avant même qu’ils ne soient nés.
L’identité lyonnaise,
J’pourrais leur enseigner.
Et j’vais d’ailleurs vous dire, en vérité
L’identité lyonnaise,
C’est d’être cosmopolite, parce que Lyon est un carrefour
avant d’être un lieu.
C’est d’être contradictoire, parce que c’est ça d’être un
carrefour : Lyon, ville de la Résistance, et ville de la collaboration à la
fois.
Lyon, ville des premières révoltes ouvrières, et des catholiques de Fourvière.
Lyon, ville de Guignol, le porte-voix prolétaire, et des identitaires, des
intégristes de Saint-Georges et de toute la p’tite smala qui va avec…
Reste mon quartier.
Sous ses vieilles pierres trop blanchies,
Enfouies sous des couches de daube lyonnaise digérée, en
terrasse, par des touristes mal informés,
Résonnent les chansons prolétaires
Trépide la Cour des Miracles.
Trépide mon enfance.
Une enfance lyonnaise
Aux sons de l’orgue de barbarie
Avec la suie du charbonnier, qui fait des ronds d’fumée, sur
les murs…une enfance cosmopolite.
Un soir j’irai repeindre les murs en noir, et mon enfance
reviendra…
Un soir, j’irai repeindre les murs en noir, et Guignol
reviendra.
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