La voix off – Le fond est gris, d’un gris de plomb.
Dans le ciel, des nuages noirs, d’où pleut une pluie sombre
et désespérante.
Comme des larmes.
La panthère : « Nous ne revenons pas : nous
ne sommes que de passage. Il ne fait, pour ainsi dire, pas un temps à mettre un
chat, fut-il de ma modeste taille, dehors… »
La voix off – Depuis 2015, nous avons disparu.
Un lecteur – Etrange disparition.
La voix off – Qui suit d’autres disparitions.
Moi – On a un cauchemar dans la tête, et il ne veut pas
partir. Il est définitif.
La voix off – Sous le ciel gris de plomb, une chambre,
blanche. Cinq mois après.
Moi – Cinq mois après.
La voix off – Cinq mois après la chute.
Moi – J’ai compulsé ses appels au téléphone, ceux datant de
l’avant veille, les derniers. Il y avait au moins dix messages par jour. Les
derniers parlaient de solitude. Qu’y puis-je moi, à cette solitude-là ?
La voix off –Cinq mois après la chute. Elle mange un peu, et
ce qui suppure à travers le pansement n’est plus noir, mais d’un bon rouge vif.
Les infirmières disent que c’est mieux quand cela devient ainsi.
Moi – En écoutant les messages de nouveau, sur mon portable,
pour avoir l’heure du dernier, je pense « mais ce pourraient être les
derniers ? ».
La voix off – Ironie d’une situation où les messages
indésirables car trop envahissants, étouffants, paralysants, nécrosants,
pourraient à leur tour disparaître…
Messages incessants, accusants,
culpabilisants, éreintants. Envoyés par la mouche qui se débat dans une toile
d’araignée invisible.
Moi – Tarare, novembre 2015 : elle, un peu amochée par
la chute, dans une chambre d’hôpital à cinq lits. Des infirmières qui se
précipitent sur moi à la recherche d’une « personne de confiance ».
Elles veulent à tout prix une signature. Mais je m’en vais finalement sans
signer, après m’être engueulée avec elle, qui voulait « rentrer chez
elle » et soupçonnait les infirmières de cet hôpital de vouloir négliger
son traitement.
La voix off – Cinq mois après. Elle n’est jamais rentrée
chez elle.
Moi – Je lui racontais, toutes les semaines, ce que j’avais
trouvé, chez elle, dans le vaste garage que nous avions convenu que je trierais
durant l’hiver, avec elle. Mais que je triais, sans elle, en rangeant les
affaires par catégorie dans l’espoir de finir, avec elle, après son retour.
La voix off – Cinq mois après. Elle n’est jamais rentrée
chez elle.
Moi – La première semaine, pendant qu’elle était à Tarare,
il fallait que je fasse réparer la vitre que les pompiers avaient du casser
pour pouvoir la récupérer et l’emmener à l’hôpital.
L’assurance MATMUT : un labyrinthe administratif
malcommode. Téléphoner aux horaires de bureau, depuis le bureau, en m’isolant à
chaque fois de l’open space, pour passer ces appels qui pilonnent ma tête.
Elle pilonne ma tête.
Sa chute pilonne ma tête.
Tout ce qu’il y a à faire pilonne ma tête.
Pilonne ma tête.
La voix off – Cinq mois après, pilonnent ta tête…
Moi – Le dernier message parlait d’un bourdonnement dans le
salon, comme un bourdon, et d’elle, qui était seule avec le bourdon. C’était
très triste, mais je n’y pouvais rien.
Connaît-elle, elle, le poids de ma solitude à moi ?
Le message datait de la veille.
L’accueil des urgences de l’hôpital pensait, pour des
raisons mystérieuses, qu’elle était restée plus de 12h par terre, sans pouvoir
se relever, seule, avant que n’arrive l’auxiliaire de vie qui l’a trouvée
ainsi.
La panthère : « lui aussi, il était seul… »
La voix off – Il est mort dans la solitude qu’il s’est
créée.
Lorsque l’assistante sociale de l’hôpital lui demande s’il a
de la famille, il répond qu’il a des filles, mais qu’elles « habitent
loin », et donc « qu’il est seul » : « je suis
seul ». Je meurs seul.
Moi – Je meurs seul. L’assistante sociale m’explique qu’il
était très angoissé, jusqu’à ses dernières heures, par sa situation financière,
qu’il voulait réparer, et payer ses dettes.
La mère – Jusqu’en 2012, ça allait, puis en 2013, il a
reviré.
Moi – Ses comptes aussi, ont reviré comme ça…
La panthère : « Il était en colère contre le
verdict rendu le 11 juin 2012… »
Moi – Il est mort d’un infarctus, en réanimation, le 11 juin
2014.
Je n’ai pas été le voir.
La sœur – Respecte mon papa !
La voix off – Le dernier SMS sur son portable, c’est
l’échange avec la sœur cadette, celle qui habite réellement loin.
Moi – Si j’avais pu, j’aurais apporté quelque chose au
bourreau, pour le réconforter dans sa peine et sa solitude, dans la bulle
stérile où il était, en réanimation.
Un truc de fillette, parce qu’après tout, il avait été père,
et il lui manquait sa fille, pour lui apporter réconfort et encouragements dans
ce moment difficile…
La panthère : « Moi, le voir là, l’imaginer là,
dans sa bulle stérile, affaibli ainsi, me donnait envie de le mordre jusqu’au
sang, pour me venger du mal qu’il m’avait fait…crever cette bulle avec mes
crocs, et lui dire « alors papa, ça fait quoi d’être à ma merci, après
avoir été le bourreau si longtemps ? Regarde comme tu es faible, ainsi,
comme moi jadis entre tes mains… » ».
Moi – Je voulais apporter un petit poney comme ça, pour lui
tenir compagnie la nuit :
La panthère : « Moi, je lui en voulais, et
m’imaginais déjà dire ce qu’il fallait dire sur lui et ses actes, en
conclusion »
Moi – J’ai hésité. Et puis dans mon hésitation, sont revenus
tous les affres du passé. Tout ce qu’il m’avait dit jadis, de mal, dressait une
barrière de plus en plus grande entre moi, et le chemin vers l’hôpital.
Je me souviens des fouilles des buissons pour te retrouver,
mon chat, et de lui m’expliquant « c’est peut-être un laboratoire qui l’a
emporté ». Et du reste. Le reste s’accumule. Je n’irai pas le voir ce
soir. S’il survit à ce mal, je lui téléphonerai : c’est quitte ou double
maintenant, tant pis.
Ce soir, je vais au centre commercial, et tâte les écrans,
avec le souvenir de l’écran tactile de 1984, qu’il me montre, lors d’une
exposition, en s’amusant, au crayon tactile, avec un collègue technicien. Je
tâte ces écrans qui étaient la seule chose saine qui nous unissait, en pensant,
stupéfaite : « c’est fini ? Mais cela aussi alors, a une
fin ? ». Cela : le partage à distance de la passion, très précise
techniquement, pour tout ce monde électronique, qui meurt avec toi.
Il meurt à minuit quinze, après un malentendu sur une
histoire d’oxygène qu’il ne supportait pas, et qui s’est produite vers 18h,
heure où je serais arrivée si je l’avais visité.
En mars 2014, je me souviens, devant un autre écran, un
écran LCD : « ça pixellise, ce truc ». Et lui, que je n’aurais
pas du croiser mais ai croisé suite au retard pris, d’ajouter : « oui
mais avec un écran cathodique, il y aurait tel risque ». Toi, tu n’avais
pas oublié comment fonctionne un écran cathodique. Tu m’avais expliqué, jadis,
il y a très longtemps, entre deux coups
de poignard dans ma tête, deux sévices physiques, le principe du point qui
balaie « très vite » tout l’écran, de sorte à former l’illusion pour
nous d’une image continue. Bien avant qu’en cours de physique, on m’explique ce
qu’était un « oscilloscope ».
Mais tout cela est lourd…
La voix off – L’arrière fond est gris sombre, sous des
nuages noirs, qui laissent pleuvoir une pluie tout aussi sombre, sur un sol
désespérément gris, lui aussi…
Moi – Il avait des migraines.
La voix off – Tous les dimanche.
Moi – Pas durant la période où il me martyrisait le dimanche
matin. Tous les dimanche, mais après ces dimanche-là…
La voix off – Tous les dimanche, aussi…
Moi – Eux, c’est l’histoire d’une démolition au fil du
temps, toujours plus prononcée, toujours plus pire. Avant, c’étaient des
parents. Avant…
La voix off – Démolition tous les dimanche matin, à l’heure
où commence, ailleurs, la messe…
Moi – Chez lui, quand je suis entrée, c’était un désordre
accueillant. Et une épaisse couche de poussière. On aurait dit un grenier.
Et une crasse discrète, cachée dans les anfractuosités du lieu.
A milieu de cette crasse, il s’était ménagé des espaces
vivables, accueillants, et il y vivait.
Mais les endroits les plus sales…puis-je le dire ?
La voix off – C’est moi qui le dis : les endroits très
sales, chez lui (la salle de bain, notamment la serviette, le lit, et, un peu
moins, le canapé), étaient très exactement ceux desquels il avait commis ses
exactions envers ses filles, dans un autre appartement, jadis.
Exactions impunies par la justice, qui n’a jamais jugé
l’auteur des actes de bourreau.
Moi, contemplant, stupéfaite, les draps du lit et la
serviette de bain – Il eût été préférable que ce soit la justice, qui le
juge…quelle misère…
La voix off – Ceci est l’histoire des parents tombés en
ruines. Ceci est l’histoire des parents désespérants, qui vivent seuls avec le
poids de ce qu’ils ont fait, ou laissé faire, et ne peuvent plus réparer…
La panthère : « Ceci est l’histoire des enfants
saccagés par l’enfer des parents, et qui vivent seuls, avec l’envie d’en finir
pour fuir cette douleur. La douleur du saccage subi, et avec lequel on est
seul.e parce que personne ne veut entendre, ni écouter, le mal que ça fait,
d’avoir mal ainsi »
Moi – La pluie arrose la terre noire, sous les nuages noirs…
La voix off – On voit un arc en ciel, au loin, s’esquisser
dans le ciel d’un gris serein.
Moi – Ils sont enterrés dans la terre noire. Mais pour moi,
ils étaient morts avant. Ils sont morts une première fois quand j’avais six
ans, et cette dernière mort a surtout rendu la première définitive et sans
retour.
La voix off – La pluie arrose la terre noire, parce que les
plantes qu’elle porte, ont besoin d’eau pour sortir et grandir sous l’arc en
ciel qu’eux ne verront pas, tristes qu’ils sont, triste que fut leur vie avec
le poids de leurs actes et refus de réagir…
Moi – Ton scénario est cruel. Je la vois sous la terre,
isolée dans son village, en train de vouloir voir l’arc en ciel et les plantes,
mais bloquée par la terre…
La voix off – Ce n’est pas mon scénario. C’est
malheureusement juste la réalité, une réalité qui s’impose même à la fiction…
Moi – Je suis fatiguée…
La voix off – Interrompons le récit.
Moi – on n’en est qu’à cinq pages, le format, c’est 10…
(Mais j’ai mal d’écrire, mal de penser, et je veux arrêter)
La voix off, calme – d’où ma proposition.
Moi – On a un cauchemar dans la tête, et il ne veut pas
partir. Il est définitif.
La voix off – Sous le ciel gris de plomb, une chambre,
blanche. Cinq mois après.
Moi – Cinq mois après.
La voix off – Cinq mois après la chute.
Moi – Les urgences de l’hôpital de Tarare, au téléphone, me
demandent « vous êtes qui ? » « je suis sa fille ».
Puis, d’un ton de reproche « Vous allez la voir souvent, votre
mère ? » « tous les deux mois ».
Les urgences de l’hôpital de Tarare sont en colère, très en
colère, contre les filles négligentes de la pauvre vieille laissée dans sa
merde et sa crasse dans un petit village paumé à 20 minutes de là. Les pompiers
leur ont décrit l’état des lieux, choqués. Les urgences m’engueulent, et
ajoutent « on va la garder à l’hôpital le plus longtemps possible, afin de
pouvoir mettre les services sociaux dessus pour remettre l’appartement dans un
état viable pour y vivre ».
Laissez la maison de ma mère tranquille, vous n’y comprenez
rien…si vous saviez.
La voix off – Où était l’indignation de ces gens, quand des
enfants étaient contraints de vivre dans cette même crasse, déjà là, des années
auparavant ?
Moi – J’ai passé toute mon enfance, de 1981 lorsque j’avais
6 ans, à 1991 lorsque nous avons déménagé, dans cette même crasse. De 1991 à
1995, elle avait repris du poil de la bête, et entretenait de nouveau son
intérieur. Lui le ménage, c’était pas son truc.
Nous, on vivait là : dans ce désordre et cette crasse
infâmes. Et c’était normal. Comme tout le reste.
C’étaient les ruines. Et personne ne les voyait.
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Une photo de l'époque |
La voix off – Les urgences de l’hôpital de Tarare
raccrochent, et l’hôpital est ouvert aux visites.
Moi – C’est l’automne 2015, l’époque des feuilles mortes.
Pas moyen de savoir quel délai j’ai pour faire réparer la fameuse vitre…et pas
moyen de régler simplement la réparation côté MATMUT. J’explique à l’hôpital
que ma mère est malvoyante, et qu’il est donc impératif que la vitre soit
réparée et qu’il ne reste pas de bris de verre, à son retour…ils n’entendent
pas, et ne savent pas me dire quand elle est susceptible d’être renvoyée, hop,
du jour au lendemain, pour chez elle.
Lorsque je l’interroge elle sur sa chute, tout est
confus : le lieu, le temps…je lui demande si durant le temps
« interminable » où elle est restée par terre, il a fait nuit à un
moment. Non : ça, c’est clair, il faisait tout le temps jour.
Donc sa chute date du jour-même. Elle est restée moins de 12h par terre.
En passant chez elle avec les clefs pour m’occuper de la
vitre, plus tard, je trouverai sur la table un repas de midi près à être mangé,
dans son assiette. Elle a chuté vers midi, et les pompiers l’ont emmenée vers
4h : elle est restée par terre 4h, en réalité.
Bien plus tard, le médecin avec qui je discute après son
décès m’explique qu’on « n’a pas une intoxication du sang après juste 4h
sur un organisme en état de santé normal ». Et je comprends la méprise qui
a mené à la suite : les médecins, très durs à contacter, très distants,
dans cet univers hospitalier, voyant la résultante (intoxication du sang,
qu’ils ont traitée), pensent à une station par terre de plus de 12h pour
l’expliquer. Résultat : sous estimation de l’état très mauvais de santé de
la patiente.
Lorsqu’enfin j’ai rendez-vous avec le médecin, on m’apprend
que ma mère part dès le lendemain en centre de soins et de réadaptation de
suite.
J’ai réparé la vitre, et avec son accord on fait le
nettoyage en grand de toute la maison en ma présence pour qu’elle revienne dans
une maison propre à son retour.
Jusque là, depuis le décès de mon père en juin 2014, je
passais la voir tous les deux mois, et je passais ma journée à nettoyer une
pièce, puis l’autre…parfois juste un buffet, ou la table, suffisaient à occuper
toute la journée.
Je ne pouvais passer plus souvent, tant cela me fracassait
le crâne de revoir cette crasse-là…de l’affronter.
Maintenant, cela me fracasse le crâne d’écrire. J’arrête
pour ce billet.
La mue du serpent, prélude, c’est une suite de décès et de
chocs, brutaux, qui se suivent ainsi…
La voix off – La pluie continue de tomber, grise, sur fond
gris, sur la terre noire, depuis les nuages noirs, et je tends un rideau gris
et lourd pour clôturer, provisoirement, la scène :
***RIDEAU***
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